Marcel Schwob
La mort d’Odjigh
in Le Roi au masque d’or ( 1893)
À J.H. Rosny
Dans ce temps la race humaine semblait près de périr. L’orbe du soleil avait la froideur de la lune. Un hiver éternel faisait craqueler le sol. Les montagnes qui avaient surgi, vomissant vers le ciel les entrailles flamboyantes de la terre, étaient grises de lave glacée. Les contrées étaient parcourues de rainures parallèles ou étoilées ; des crevasses prodigieuses, soudainement ouvertes, abîmaient les choses supérieures avec un effondrement, et on voyait se diriger vers elles, dans une lente glissade, de longues files de blocs erratiques. L’air obscur était pailleté d’aiguillettes transparentes ; une sinistre blancheur couvrait la campagne ; le rayonnement d’argent universel paraissait stériliser le monde.
Il n’y avait plus de végétation, sinon quelques traces de lichen pâle sur les rochers. Les ossements du globe s’étaient dépouillés de leur chair, qui est faite de terre, et les plaines s’étendaient comme des squelettes. Et la mort hivernale attaquant d’abord la vie inférieure, les poissons et les bêtes de mer avaient péri, emprisonnés dans les glaces, puis les insectes qui grouillaient sur les plantes rampantes, et les animaux qui portaient leurs petits dans les poches du ventre, et les êtres demi-volants qui avaient hanté les grandes forêts ; car aussi loin que le regard parvenait, il n’y avait plus ni arbres ni verdure, et on ne trouvait de vivant que ce qui demeurait dans les cavernes, grottes ou tanières.
Ainsi, parmi les enfants des hommes, deux races étaient déjà éteintes ; ceux qui avaient habité dans les nids de lianes, au sommet des grands arbres, et ceux qui s’étaient retirés vers le centre des lacs dans des maisons flottantes : les forêts, bois, taillis et buissons jonchaient le sol étincelant, et la surface des eaux était dure et luisante comme la pierre polie.
Les Chasseurs de Bêtes, qui connaissaient le feu, les Troglodytes qui savaient fuir la terre jusqu’à sa chaleur intérieure, et les Mangeurs de Poisson, qui avaient fait provision d’huile marine dans leurs trous à glaces, résistaient encore à l’hiver. Mais les bêtes devenaient rares, saisies par la gelée sitôt que leur museau arrivait au ras du sol, et le bois pour faire du feu allait être épuisé, et l’huile était solide comme un roc jaune à crête blanche.
Cependant un tueur de loups, nommé Odjigh, qui vivait dans une tanière profonde et possédait une hache verte de jade, immense, pesante et redoutable, eut pitié des choses animées.
Étant au bord de la grande mer intérieure dont la pointe s’étend à l’est du Minnesotah, il jeta ses regards vers les régions septentrionales où le froid semblait s’amasser. Au fond de sa grotte glacée il prit le calumet sacré creusé dans la pierre blanche, l’emplit d’herbes odorantes d’où la fumée s’élève en couronnes, et souffla l’encens divin dans les airs. Les couronnes montèrent vers le ciel et la spire grise s’inclina au Nord.
Ce fut vers le Nord que se mit en marche Odjigh, le tueur de loups. Il couvrit sa figure d’une peau fourrée de raton percée de trous, dont la queue en panache se balançait au-dessus de sa tête, attacha autour de sa taille avec une lanière de cuir une poche pleine de viande sèche hachée menu et mêlée de graisse, et, balançant sa hache de jade vert, il se dirigea vers les nuages épais amoncelés à l’horizon.
Il passait, et autour de lui la vie s’éteignait. Les fleuves s’étaient tus depuis longtemps. L’air opaque n’apportait que des sons étouffés. Les masses glacées, bleues, blanches et vertes, radieuses de givre, semblaient les piliers d’une route monumentale.
Odjigh regrettait dans son cœur le frétillement des poissons couleur de nacre parmi les mailles des filets de fibres, et la nage serpentine des anguilles de mer, et la marche pesante des tortues, et la course oblique des gigantesques crabes aux yeux louches, et les bâillements vifs des bêtes terrestres, bêtes fourrées avec un bec plat et des pattes à griffes, bêtes vêtues d’écailles, bêtes tachetées de façon variée qui plaisait aux yeux, bêtes amoureuses de leurs petits, ayant des sauts agiles, ou des tournoiements singuliers, ou des vols périlleux. Et par-dessus tous les animaux, il regrettait les loups féroces et leurs fourrures grises, et leurs hurlements familiers, ayant été accoutumé de les chasser avec la massue et la hache de pierre, par les nuits brumeuses, à la lueur rouge de la lune.
Voici que sur sa gauche apparut une bête de tanière qui vit profondément dans le sol, et qui se laisse tirer des trous à reculons, un Blaireau maigre, le poil dépenaillé. Odjigh le vit et se réjouit, sans songer à le tuer. Le Blaireau, tenant sa distance, avança de front avec lui.
Puis, sur la droite d’Odjigh sortit subitement d’un couloir glacé un pauvre Lynx aux yeux insondables. Il regardait Odjigh de côté, craintivement, et rampait avec inquiétude. Mais le tueur de loups se réjouit encore, marchant entre le Blaireau et le Lynx.
Comme il avançait, sa poche de viande battant contre son flanc, il entendit derrière lui un faible hurlement de faim. Et se retournant ainsi qu’au son d’une voix connue, il vit un Loup osseux qui suivait tristement. Odjigh eut pitié de tous ceux auxquels il avait fendu le crâne. Le Loup tirait sa langue qui fumait et ses yeux étaient rouges.
Ainsi le tueur continua sa route avec ses compagnons animaux, le Blaireau souterrain à sa gauche, et le Lynx qui voit tout sur terre à sa droite, et le Loup au ventre affamé derrière lui.
Ils arrivèrent au milieu de la mer intérieure qui ne se distinguait du continent que par la vaste couleur verte de sa glace. Et là Odjigh, le tueur de loups, s’assit sur un bloc et plaça devant lui le calumet de pierre. Et devant chacun de ses compagnons vivants, il plaça un bloc déglacé qu’il creusa avec l’angle de sa hache, semblable à l’encensoir sacré où on souffle la fumée. Dans les quatre calumets il tassa les herbes odoriférantes ; puis il frappa l’une contre l’autre les pierres qui créent le feu ; et les herbes s’allumèrent, et quatre colonnes minces de fumée montèrent vers le ciel.
Or la spire grise qui s’élevait devant le Blaireau s’inclina vers l’Ouest ; et celle qui s’élevait devant le Lynx se courba vers l’Est, et celle qui s’élevait devant le Loup fit un arc vers le Sud. Mais la spire grise du calumet d’Odjigh monta vers le Nord.
Le tueur de loups se remit en route. Et, regardant à gauche, il s’attrista : car le Blaireau qui voit sous terre s’écartait vers l’Ouest; et, regardant à droite, il regretta le Lynx, qui voit tout sur terre et qui fuyait vers l’Est. Il pensait en effet que ces deux compagnons animaux étaient prudents et avisés, chacun dans le domaine qui lui est assigné.
Néanmoins il marcha hardiment, ayant derrière lui le Loup affamé, aux yeux rouges, dont il avait pitié.
La masse de nuées froides située au Nord, semblait toucher le ciel. L’hiver devenait plus cruel encore. Les pieds d’Odjigh saignaient, coupés par la glace et son sang se gelait en croûtes noires. Mais il avançait pendant des heures, des jours, des semaines sans doute, des mois peut-être, suçant un peu de viande séchée, jetant les débris à son compagnon le Loup qui le suivait.
Odjigh marchait avec une espérance confuse. Il avait pitié du monde des hommes, des animaux, et des plantes qui périssaient, et il se sentait fort pour lutter contre la cause du froid.
Et, à la fin, sa route fut arrêtée par une immense barrière de glaces qui fermait la coupole sombre du ciel, comme une chaîne de montagnes à cime invisible. Les grands glaçons qui plongeaient dans la nappe solide de l’Océan étaient d’un vert limpide ; puis ils devenaient troubles dans leurs entassements ; et à mesure qu’ils s’élevaient, ils paraissaient d’un bleu opaque, semblable à la couleur du ciel dans les beaux jours d’autrefois car ils étaient faits d’eau douce et de neige.
Odjigh saisit sa hache de jade vert, et tailla des marches dans les escarpements. Il s’éleva ainsi lentement jusqu’à une hauteur prodigieuse, où il lui semblait que sa tête était enveloppée de nuages et que la terre s’était enfuie. Et sur le gradin, juste au-dessous de lui, le Loup était assis et attendait avec confiance.
Lorsqu’il crut être arrivé à la crête, il vit qu’elle était formée d’une muraille bleue verticale, étincelante, et qu’on ne pouvait aller au delà. Mais il regarda derrière lui, et il vit la bête vivante affamée. La pitié du monde animé lui donna des forces.
Il plongea sa hache de jade dans la muraille bleue, et creusa la glace. Les éclats volaient autour de lui, multicolores. Il creusa pendant des heures et des heures. Ses membres étaient jaunes et ridés par le froid. Sa poche de viande était flétrie depuis longtemps. Il avait mâché l’herbe odoriférante du calumet, pour tromper sa faim, et, soudain mécréant des Puissances Supérieures, il avait lancé le calumet dans les profondeurs avec les deux pierres à faire du feu.
Il creusait. Il entendit un grincement sec et cria : car il savait que ce bruit venait de la lame de sa hache de jade, que le froid, excessif allait fendre. Alors il la souleva et, n’ayant plus rien pour la réchauffer, il l’enfonça puissamment dans sa cuisse droite. La hache verte se teignit de sang tiède. Et Odjigh creusa de nouveau la muraille bleue. Le loup, assis derrière lui, lécha en gémissant les gouttes rouges qui pleuvaient.
Et soudain la muraille polie se creva. Il y eut un immense souffle de chaleur, comme si les saisons chaudes étaient accumulées de l’autre côté, à la barrière du ciel. La percée s’élargit et le souffle fort entoura Odjigh. Il entendit bruire toutes les petites pousses du Printemps, et il sentit flamber l’Eté. Dans le grand courant qui le souleva il lui sembla que toutes les saisons rentraient dans le monde pour sauver la vie générale de la mort par les glaces. Le courant charriait les rayons blancs du soleil, et les pluies tièdes et les brises caressantes et les nuages chargés de fécondité. Et dans le souffle de la vie chaude les nuées noires s’amoncelèrent et engendrèrent le feu.
Il y eut un long trait de flamme avec le fracas de la foudre, et la ligne éclatante frappa Odjigh au cœur, comme un glaive rouge. Il tomba contre la muraille polie, le dos tourné au monde vers lequel les Saisons rentraient dans le fleuve de la tempête, et le Loup affamé, montant timidement, les pattes appuyées sur ses épaules, se mit à lui ronger la nuque.
Photo : CC ahlea