Une ville souterraine par Charles Carpentier (1887) — Épisode #3

Categories Les feuilletons d’ArchéoSF

 

III — Sous terre

Les rues et les maisons qui s’offrirent à mes regards avaient quelque chose d’étrange, d’extraordinaire, de féerique. Les archéologues et les antiquaires qui ont visité, durant les offices d’une nuit d’hiver, nos vieilles églises du moyen âge, pourraient se faire une idée approximative du coup d’œil qu’elles présentaient, en prolongeant par la pensée l’intérieur de ces églises, avec leurs sombres voûtes surbaissées et leurs piliers épais, éclairés par des lampes ou des réverbères. Au lieu d’être gothique, l’architecture était romaine, mais l’impression était la même. Dans l’allée centrale de ces voies, qui se prolongeaient en ligne droite sur une longueur d’environ un kilomètre, circulaient dans tous les sens, de lourds chariots traînés par des bœufs, des voitures de maître traînées par des chevaux, et d’élégantes litières portées par quatre, six ou huit hommes. Les contre-allées étaient réservées aux piétons. À la place des chapelles, il y avait de longues files de boutiques resplendissantes de lumière, et, au-dessus des voûtes des bas-côtés, on voyait des maisons dont les fenêtres ouvraient sur la voie principale, comme on en trouve dans la rue de Rivoli et dans le Palais Royal. L’éclairage me parut singulier. Les vitres des réverbères étaient remplacées par des feuilles spéculaires, espèce de pierres magnésiennes qui tiennent le milieu entre le mica et la stéatique, et dont les anciens se servaient avant la découverte du verre. Ces pierres sont encore connues, aujourd’hui, sous le nom de talc. Quelques passants portaient à la main des lanternes de corne transparente, comme on en voyait encore, il y a une cinquantaine d’années, dans les fermes de la Normandie. Le bruit de mon aventure se répandit bientôt dans les alentours. Des fenêtres s’ouvrirent le long de cette rue ; des groupes de têtes s’avancèrent par ces ouvertures, et une foule de curieux accourut, de tous les côtés, pour tâcher de m’apercevoir.
Les hommes et les femmes portaient le costume romain, tel qu’il est représenté, dans les musées, d’après les statues et les peintures anciennes. Il n’y avait plus de doute à garder sur l’origine de la nationalité de cette population. De tous côtés, autour de moi, on parlait la langue latine, telle que je l’avais apprise, dans mes jeunes années, avec une légère différence de prononciation. Je comprenais facilement toutes les réflexions qu’on échangeait, et je devinai de suite que je serais encore en état de soutenir la conversation. Dans certains groupes, composés principalement de gens du peuple, des paroles menaçantes étaient proférées. On criait : « Mort au gaulois ! enlevez-le ! crucifiez-le ! » Je demandai à l’un des soldats qui me gardait dans l’endroit où j’étais descendu, ce qu’on avait l’intention de faire de moi. Il me répondit que le gouverneur avait été informé de mon arrestation, et avait donné l’ordre de m’amener devant lui. On n’attendait plus que l’arrivée des troupes, qui devaient me protéger, durant le parcours, contre les violences de la population.
En effet, aussitôt qu’un détachement d’infanterie eût pris position dans la rue, on me hissa dans une espèce de chaise gestatoire, sur les épaules de quatre vigoureux porteurs, et nous nous mîmes en route, suivi d’un cortège nombreux, qui poussait des cris ironiques et des hurlements. Cette première épreuve me fut très pénible. Les femmes, surtout, paraissaient acharnées contre moi, et m’accablaient de railleries féroces, à la vue des balancements de mon véhicule et des efforts que je faisais, en me cramponnant aux barreaux de ma chaise pour éviter une chute.
Enfin, après des circuits prolongés, à travers des voies auprès desquelles les trois grands tunnels de l’Europe, celui du mont Cenis, qui a un développement de 12 333 mètres, celui du mont Saint-Gothard, qui mesure 15 000 mètres, et celui de l’Arlberg, entre la Suisse et le Tyrol, qui se prolonge sur une longueur de dix kilomètres, pouvaient encore paraître des essais et des jeux d’enfants, nous débouchâmes sur une grande place publique. Au fond, un palais précédé d’un portique. Sur les marches, debout, des licteurs, portant des haches et des faisceaux. Des soldats, l’épée nue à la main, se promenaient silencieusement en montant la garde.
C’était le palais du gouverneur, qui s’appelait Calpurnius.

Source image du casque romain : Le Musée Émile Chenon

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.