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V
La femme aux perles
Quinze jours après, les journaux annonçaient qu’une mission, pilotée par Travel et dirigée par le docteur Corneloup, allait entreprendre une exploration des régions polaires australes, afin de résoudre certains problèmes scientifiques sur lesquels aucune précision n’était donnée.
Un mois plus tard, on apprenait que la mission, comprenant dix membres, serait transportée jusqu’à l’Antarctique par le brise-glaces le Pingouin. Elle disposerait ensuite, pour continuer son voyage, d’un hydravion géant, construit spécialement pour Travel et sur ses plans, et dont les caractéristiques restaient secrètes. On ne savait rien de plus, sinon que la mission s’embarquerait à Bordeaux à la fin de septembre.
D’ordinaire, les expéditions de ce genre s’organisent à grand fracas. Mais il semblait cette fois que Corneloup et ses compagnons voulussent imiter l’exemple célèbre d’Amundsen, préparant en grand mystère sa randonnée au pôle Sud et, grâce à ce mystère, arrivant le premier au point précis du pôle que Scott ne put ainsi atteindre que le second. Amundsen, d’ailleurs, pouvait alors invoquer un précédent : en 1839 l’Américain Wilkes, désireux de devancer Dumont-d’Urville dans l’Antarctique indien, avait imposé à ses officiers et à ses hommes le silence absolu sur ses préparatifs.
Cornrloup et ses compagnons opposaient donc un mur de discrétion et de réserve à la curiosité des journalistes.
Un membre de la mission, pourtant, se laissa prendre autant d’interviews qu’on voulut. Prosper, roi des maîtres-queux, recevant, dans son restaurant de la rue de Presbourg près de l’Étoile, tout ce qui compte dans la société parisienne, ne pouvait se dérober facilement à la curiosité de ses clients qui étaient tous ses admirateurs et ses amis. Il parla, avec une complaisance infinie. Il ne laissa rien ignorer des petits et grands plats qu’il se proposait de préparer dans le voisinage du pôle. Il dit les mérites comparés du pâté de phoque, du megalestris aux petits pois, d’un pingouin aux champignons. Il décrivit, avec force détails, les appareils électriques inédits qui serviraient à la cuisson des aliments. Il affirma que les ondes hertziennes, convenablement captées, constitueraient un carburant de secours. Il énuméra les grands crus dont on emporterait une provision abondante.
— Vous comprenez, disait-il, que le champagne frappé sera pour rien, là-bas !
Il ajouta qu’il avait tout prévu, même les desserts frais, si bien que l’expédition Corneloup donna l’impression d’être organisée simplement pour battre un record gastronomique.
Mais, dès qu’on tentait de sortir du terrain culinaire, Prosper devenait muet comme une carpe dans le court-bouillon.
La consigne du silence fut donc strictement observée. Seulement les futurs explorateurs se dédommageaient entre eux, toutes portes closes. Un soir, Chamayou montra aux sept compagnons nouveaux le film rapporté par Travel, en les mettant au courant de tout, même de l’incident anormal relatif au « personnage du jardin ». Cet incident, qui avait provoqué chez l’aviateur tant de superstitieuse terreur, laissa les sept nouveaux parfaitement indifférents, augmentant même leur vive impatience du départ. Ils réclamèrent, par conséquent, l’exhibition du film et, bien loin d’éprouver la moindre crainte en prenant place devant l’écran, ils avaient, au contraire, le désir inavoué qu’un autre incident vînt corser le mystère auquel ils étaient seuls initiés.
Ils furent servis, et comment ! Voici ce qui se passa :
Quand Chamayou en vint à tourner la scène du jardin, l’homme à la longue canne apparut, marchant lentement en contemplant au loin les glaciers, puis levant la tête pour chercher dans le ciel un point invisible.
— Attention ! dit alors Travel tout haut : c’est le moment où il va nous regarder de travers !
Mais quelle ne fut pas l’indicible stupéfaction de l’aviateur et de ses compagnons, lorsqu’ils virent l’inconnu, au lieu de se placer face aux spectateurs, faire de la main un geste d’appel et qu’un second personnage surgit dans le champ de l’écran !
C’était une femme !
Une femme d’un beauté éclatante et qu’on pouvait, sans exagérer, qualifier de surnaturelle.
Une tunique blanche la gainait, laissant le buste à demi nu. Une sorte de mitre assez courte coiffait ses cheveux noirs divisés en nattes opulentes qui se multipliaient ensuite bizarrement en tresses terminales. Cela pouvait paraître barbare, mais c’était étrange et charmant. Cette divinité ne portait pas un bijou, sauf le collier de perles incomparables qui soulignait la grâce exquise de son cou et de ses épaules. En constatant que la déesse polaire était parée d’un bijou introuvable rue de la Paix, les dix explorateurs ne purent retenir un cri de surprise et d’admiration.
Alors, il sembla que ces murmures flatteurs parvenaient vraiment à celle qui en était l’objet ! Elle se retourna, nonchalante, et enveloppa les membres de la mission d’un regard que durcit une soudaine et dédaigneuse hostilité. Puis elle haussa légèrement ses magnifiques épaules, adressa à celui qui l’avait appelée un sourire d’une féminité délicieuse, fit un pas en arrière et disparut de l’écran. L’homme à la longue canne reprit alors la pose que Chamayou, Corneloup et Travel connaissaient bien : face aux spectateurs, que son rire contenu avait l’air de narguer.
Chamayou s’arrêta de tourner. Travel cria, incapable de maîtriser son émotion :
— Eh bien, vous avez vu? Une femme, maintenant !… Ce film est ensorcelé !… Qu’est-ce que cela veut dire?
Les témoins de cette scène fantastique étaient trop abasourdis pour répondre. Rama reprit le premier son sang- froid. Il répliqua de sa voix gasconnante :
— Cela veut dire, mon cher, que nous ne devons pas avoir une bonne presse au pôle Sud !… Ces gens-là se passeraient, je crois, de notre visite ! On a dû leur raconter des histoires sur notre compte !
Un rire s’éleva :
— Bah ! clama joyeusement Prosper, ne vous tourmentez pas ! Moi, je sais comment on amadoue les dames ! Quand cette belle personne aura goûté de mes omelettes aux fines herbes, elle ne pourra plus rien me refuser !
Jourdedieu et Grolloïc, esprits scientifiques, demandèrent en même temps, remarquant que Corneloup se taisait :
— Que dit Chamayou de cette nouvelle apparition ?
L’incroyable changement survenu au film, auquel cependant nul n’avait pu toucher, bien loin de bouleverser le professeur, paraissait, au contraire, l’avoir tranquillisé complètement.
— Je crois que je tiens l’explication ! fit-il avec modestie.
— Vite ! parlez ! supplia Travel.
— Eh bien, reprit Chamayou, c’est au fond très simple… Admettre le merveilleux, ça n’expliquerait rien du tout ! Cherchons donc une cause naturelle… Je crois tout bonnement que mon appareil automatique de prises de vues en a pris automatiquement et simultanément plusieurs, à peu près à la même seconde, en des endroits différents, et sans doute peu éloignés les uns des autres !
— Mais… voulut interrompre Corneloup.
— Attends ! Je n’ai pas fini ! Je dis donc qu’au lieu de se superposer et de se confondre, ce qui donnerait un cliché brouillé, les prises se sont trouvées placées « à la suite » sur la bande de façon que les vues, séparées dans l’espace, se trouvent raccordées sur le même plan!… Il n’y a rien là dedans de miraculeux, sauf le hasard qui a si drôlement arrangé les choses !
Corneloup observa :
— Dans ce cas, ton appareil n’est pas au point ?
— Il est, sans l’être, tout en l’étant! Ça n’a pas d’importance, puisque nous en aurons un autre, là-bas, plus puissant, plus complet avec des révélateurs qui ne seront pas à retardement, comme celui que j’ai employé ! Je peux désormais photographier l’invisible !… Tu verras, Corneloup ! Vous verrez, mes amis, ce que nous ferons là-bas !
Marius Arlo, qui, en qualité d’historiographe, était chargé de trouver les formules définitives, résuma ainsi l’opinion de tous :
— En somme, il n’y a de mystère qu’ici, de miracle qu’ici, de vision à distance qu’ici ! En tout cas, la science moderne, la science des civilisés nous assure une supériorité écrasante sur les indigènes de l’Antarctique !
C’était trop évident pour être discuté. Travel ne protesta point.
— Eh bien ! lui dit cordialement Chamayou, avez-vous encore peur des yeux de l’affreux bonhomme, comme vous disiez?
Évasif, Travel répondit :
— J’avais tort de le juger ainsi !… c’est, au contraire un type superbe !…
Mais, au fond de lui-même, l’aviateur n’était pas convaincu et il eût été bien surpris si, lisant dans les pensées de Corneloup, il avait pu découvrir que les impressions du docteur correspondaient exactement aux siennes, non qu’il crût, comme Travel, à une vie réelle des images portées sur l’écran : Corneloup n’admettait nullement l’intervention du merveilleux dans les choses humaines. Mais, comme chef de mission, responsable de la sécurité de ses compagnons, il se disait :
« Le film nous révèle l’existence d’êtres humains que nous voulons voir de près. Or, il est bien vrai qu’on ne peut se défendre de les trouver inquiétants ! Ils paraissent dotés d’une civilisation spéciale ; physiquement, ils nous sont sans doute supérieurs ; intellectuellement, ils nous valent peut-être! Quel sera notre premier contact avec eux? Comment les aborder ? En nous méfiant ? Cela peut être maladroit. En amis? Ce serait à coup sûr imprudent !… Pourtant, il faudra bien aller parmi eux, puisque c’est le but réel de notre voyage ! »
Tout à coup, Corneloup se sentit rassuré. Près de lui, le père Brias, le géologue, s’adressant à Grolloïc et à Prosper, prononçait ces paroles encourageantes :
— Que voulez-vous ? Moi, qui ai la barbe grise, je ne crois pas qu’on puisse séduire une si belle créature avec une omelette aux fines herbes ! L’offre d’un collier de perles la laisserait probablement insensible !… Elle n’a, certes, besoin ni d’un hôtel, ni d’une auto, ni d’un stylo ! Alors, savez-vous ce que je ferais à votre place ?
— Parlez, séducteur !
— Eh ! justement, je ne m’occuperais pas du tout de la séduire ! Je me garderais comme de la peste de m’occuper de ces gens-là de trop près!… En aucun cas, vous entendez? je ne m’éloignerais de notre avion ! — Avec l’avion, nous serons toujours les plus forts, si j’en crois ce que m’a confié notre pilote!… Est-ce vrai, mon cher Travel?
Corneloup laissa échapper :
— C’est ma foi vrai ! J’étais bien bête de m’inquiéter !
— Qu’est-ce qui t’inquiétait ? reprit vivement Chamayou.
Corneloup eût préféré se taire. Mais il ne le pouvait plus :
— Ce que je craignais ? dit-il. Trois choses : les brumes, le vent et les hommes, puisqu’il y en a ! Eh bien ! primo, je n’ai plus peur de nous égarer dans les brumes opaques du pôle, car nous disposons, indépendamment de la méthode Rougerie, de la T. S. F. et du câble de Loth, des appareils inventés par Grolloïc, contrôlés par Chamayou, éprouvés par Travel ! Donc, sécurité en ce qui concerne la direction. Secundo, je n’ai plus peur des vents effrayants que les explorateurs subissent là-bas, puisque Travel pourra, en moins de vingt minutes, monter à huit mille mètres ! Enfin tertio, je me suis demandé ce qui arriverait si on nous faisait mauvais accueil, une fois arrivés au but ! Eh bien ! Brias vient de dire une chose juste : ne nous montrons pas indiscrets, et sans nul doute, nous saurons créer une ambiance favorable ! Pas plus au pôle Sud qu’en France, on ne prend les mouches avec du vinaigre !… Je suis sûr, d’ailleurs, que les soins médicaux que nous donnerons aux malades nous vaudront rapidement une popularité méritée !
— C’est évident, s’écria Rama : les meilleurs agents de colonisation sont partout les médecins ! Voyez aux pays noirs, ce que fait le toubib, et quelle est son influence !
L’argument fut très applaudi. Mais Travel lui donna une conclusion imprévue :
— Messieurs, dit-il, vous avez parfaitement raison de prévoir que nous passerons là-bas sous des arcs de triomphe dressés par la reconnaissance publique. Seulement, moi, j’ai prévu qu’on pourrait nous chercher querelle !… Et, dans ce cas, je vous l’affirme, nous aurons à notre disposition des armes défensives et offensives comme on n’en a jamais imaginé dans l’Antarctique !
Sans qu’il eût besoin d’ajouter un mot, chacun comprit ce qu’il voulait dire. Les peuples civilisés, en effet, ont découvert des moyens de destruction terribles. Si la mission courait le moindre danger, l’avion d’exploration pacifique se transformerait en appareil de bombardement !
Corneloup conclut :
— Mes amis, notre sécurité sera complète, puisque nous saurons résister aux éléments hostiles ainsi qu’à la méchanceté possible des hommes ! En avant donc, pour la science et pour la civilisation !
Tous reprirent avec élan :
— En avant !
Mais, au moment où les membres de la mission allaient se séparer, Prosper posa une question que ses compagnons jugèrent intéressante :
— Si j’ai bien compris, dit-il, nous emporterons une charge d’explosifs et de gaz asphyxiants. Bien entendu, je l’admets, c’est prudent ! Cependant, supposons que nous n’ayons pas l’occasion de nous en servir… Qu’est-ce que nous ferons là- bas de ces colis plutôt encombrants ? On ne va tout de même pas les rapporter à Paris ?
Corneloup allait répondre, quand Brias le prévint :
— J’ai une idée ! fit le géologue. Voulez-vous me permettre de l’exprimer ? Eh bien ! de toute façon, il nous faudra là-bas des explosifs ! En les jetant sur un point convenable, soit de la Grande Barrière de Ross, soit des autres grands glaciers qui existent sûrement derrière la terre Édouard-VII et vers la terre de Coats, nous pratiquerons au moins une brèche, un passage qui servira ensuite à d’autres explorateurs. Les « colis » d’obus ou de torpilles sont encombrants, mais je regrette que nous ne puissions en emporter des milliers de tonnes !… Car j’ai la conviction qu’on viendra un jour facilement à bout des problèmes de l’Antarctique, si on les attaque avec des explosifs !
Ce programme tonitruant plut beaucoup à Prosper. L’idée qu’il allait démolir la Grande Barrière le ravissait d’aise. Rentré chez lui au milieu de son armée de maîtres d’hôtel, de sommeliers, de marmitons, il avait un fin sourire chaque fois qu’il voyait déboucher une bouteille de champagne. Les clients qui savouraient alors les menus savants de Prosper étaient à cent mille lieues de deviner ce qui le mettait en si belle humeur. C’est que lui songeait avec fierté : « On entendra une autre pétarade que le bruit d’un bouchon, quand bientôt nous ferons sauter la barrière de Ross ! Ah ! la rosse de barrière qui arrête tout le monde ! Il faudra qu’elle s’ouvre, ou qu’elle dise pourquoi ! »
On ne saura jamais exactement comment Prosper se figurait la Grande Barrière. Seulement, quelques jours après, feuilletant précisément une relation du voyage de Ross dans l’Antarctique vers 1840, il découvrit que la « rosse de barrière » était un glacier continu de soixante à deux cents mètres de haut, ayant plus de cinq cents kilomètres de long et qui, allant de la terre Edouard-VII à la terre Victoria, se termine par un volcan de quatre mille mètres en pleine activité !
Ayant fait cette constatation, à laquelle il ne s’attendait pas, le brave Prosper écouta avec plus de calme le pétillement joyeux de ses champagnes de grande marque. Et il comprit que le pays où il allait s’aventurer différait assez sensiblement de la barrière du Trône et même de la porte de Gentilly !