Un de mes jeunes lecteurs du Tarn — très gentil garçon, si j’en crois la graphologie — me soumet une idée des plus ingénieuses, patriarcalement simple, mais encore fallait-il la trouver. L’éternelle histoire de l’œuf de Christophe Colomb !
Publier cette lettre in extenso aurait merveilleusement convenu à mon genre d’activité ; mais l’administration du Journal ayant cru me devoir faire des observations sur ma désinvolture à imprimer, sans les recopier même, des correspondances de gens que je n’ai jamais vus, et à en toucher froidement le montant, comme si cette littérature émanait de moi, j’ai jugé prudent de modifier légèrement mes stratagèmes.
Et voilà pourquoi, je vais résumer, avec ma maîtrise habituelle, la lettre de mon jeune ami du Tarn :
Le flamboiement inaccoutumé de Mars — uniquement dû, d’ailleurs, à la générale adoption du bec Auer1 par les habitants de cette planète — a remis sur le tapis de l’actualité, la toujours intéressante question des communications interastrales.
Si véritablement des mondes animés grouillent au sein des astres environnants, comment leur faire signe que la terre, notre petite terre chérie, est peuplée d’êtres intelligents (je parle des abonnés et lecteurs au numéro du Journal), fort capables d’entrer en communication avec eux ?
Mon pauvre ami Charles Cros avait été très préoccupé de cette question et il publia un petit mémoire fort curieux en lequel il proposait un système de signaux lumineux, commençant sur un rythme très simple pour arriver à des rythmes plus compliqués, mais très susceptibles d’être perçus et compris par des bonshommes cérébralement analogues à nous.
Tout cela est fort joli ; mais pour faire d’utiles signaux à des gens, encore faut-il que cet gens vous contemplent.
Si M. Bill-Sharp ou le Captain Cap passent sur l’autre trottoir du boulevard et que vous désiriez échanger avec eux quelques propos piquants, vous attirerez leur attention ; comment ?
Avec un beau geste ? Oui, s’ils vous regardent ; mais, sinon ?
En les appelant ?
Voilà ce que je voulais vous faire dire !… En les appelant.
Si les Martiens ou les Sélénites nous tournent le dos en ce moment, il faut crier très fort pour qu’ils se retournent.
Vous voyez d’ici le projet.
Mobiliser, pendant une heure, toute l’espèce humaine, tous les animaux, toutes les cloches, tous les pistolets, fusils, canons, toutes les assemblées délibérantes, tous les orchestres, depuis celui de Lamoureux jusqu’à la Musique Municipale de Honfleur et la fanfare de la reine de Madagascar, etc., etc., etc., tous les pianos même !
À la même heure (au même instant plutôt, car l’heure est relative), tout ce monde, bêtes et gens, se mettrait à gueuler comme des sourds, les cloches du monde entier entreraient en branle, les pistolets, fusils, canons,… tonneraient, etc., etc.
Même les plus menus bruits (Vive Casimir Perier ! par exemple) ne seraient point négligés.
Ce joli petit chambard durerait une heure durant.
Après quoi, chacun n’aurait pas volé d’aller se coucher sur ses deux oreilles, si par hasard elles se trouvaient encore à leur place.
On n’aurait plus qu’à attendre.
Mars étant séparé de la Terre par une distance de … lieues, le son parcourant … mètres à la seconde, les Martiens entendraient donc notre concert au bout de … heures … minutes … secondes.
(Ombre de l’amiral Mouchez, si vous êtes contente de la statue que vous dresse au Havre mon ami Dubois, remplissez ces blancs !)
Si, au bout du double de ce temps, on n’entendait aucune clameur astrale, c’est que les Martiens sont sourds tels des pots, ou qu’ils se fichent de nous comme de leur premier bock (de bière de Mars).
Et alors ce serait à vous décourager de l’astronomie.
Ohé ! ohé !
1 Cette dernière invention a singulièrement réhabilité M. Auer du consternant système de chopine qui porte son nom et qui vous procure une tant lugubre ivresse.
*
* *
Alphonse Allais, « OHÉ ! OHÉ ! », in Le Journal, 13 novembre 1894