Que nous réserve la révolution de demain ? — Émile Pouget, 1909 (Partie 2)

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La paralysie sociale commence. La grève des postes, le sommeil de l’admirable système nerveux que sont le télégraphe et le téléphone a enrayé d’abord la vie financière ; les affairistes de la Bourse, les banques, les maisons de crédit ont perdu des millions. Aux premiers jours, quand la grève était limitée aux postiers, ils ont, plus mal que bien, organisé des services postaux particuliers. Mais les difficultés se sont multipliées avec le développement de la crise, qu’ils avaient supportée d’abord avec assez de philosophie, faisant le sacrifice de leurs intérêts à la cause de l’ordre et s’en remettant au gouvernement du soin de faire triompher le principe d’autorité. Maintenant, la société est atteinte dans ses œuvres vives. Les transactions sont nulles et l’incertitude du lendemain fait délaisser les préoccupations commerciales, le pourchas du gain.

La nervosité qui se dégage de la crise est accentuée par le manque de nouvelles. Des rumeurs inquiétantes circulent et l’émotion s’accroît à ces racontars qu’il n’est guère possible de vérifier. Rares, en effet, sont les journaux qui paraissent. Les plus puissants, par leurs moyens financiers, qui sont réduits à une publication intermittente, incertaine. Au contraire, avec ponctualité, les comités de grève et la Confédération publient, à leur gré, manifestes et journaux.

La ville a une physionomie particulière. Ce n’est plus la grouillante cité commerciale et ce n’est pas un camp, bien qu’elle en ait certains aspects. Aux carrefours, sur les places et dans les grands établissements bivouaquent des troupes ; elles se soumettent gouailleusement à une faction dont elles constatent l’inanité et qu’à bien des indices on pressent leur répugner. Dans les rues déambule une foule bigarrée d’ouvriers et d’employés désœuvrés, de bourgeois effarés.

La circulation des voitures est excessivement réduite ; quelques fiacres, la plupart conduits par des cochers qui, en temps normal, maraudaient la nuit autour des gares et proche les établissements de plaisir ; quelques autos, avec au volant non des professionnels, mais des amateurs de jeunes bourgeois musclés que leur force physique rend crânes. Bien des boutiques ont mis leurs volets ; aux terrasses des cafés, qui n’ont pour assurer le service que patrons et personnel familial, des flâneurs sont installés, plus en curieux du spectacle de la rue qu’en consommateurs. Quand vient le soir, l’absence de lumière n’arrête pas le mouvement de curiosité ; quoique les boulevards soient mornes et noirs, une foule s’y presse, exubérante et rieuse ; l’imprévu des événements et l’inconnu de demain n’attristent pas les âmes.

Le Pouvoir tente de réagir, mais sans succès. Tous ses efforts pour enrayer la crise ne réussissent qu’à l’accentuer. Quant au Parlement, il sombre dans le mépris. La Chambre des députés et le Sénat tiennent séances sur séances, restant quasi en permanence. Mais l’intérêt n’est plus orienté vers les Chambres. Elles ne représentent plus rien. Les discours qui s’y débitent, les résolutions prises, les ordres du jour de confiance au gouvernement sont d’effet nul sur l’opinion publique. C’est l’agonie du parlementarisme.

Les premiers jours, par crainte d’un coup de main, le Palais-Bourbon et le Luxembourg avaient été gardés militairement. Inutile précaution. Le Parlement est si discrédité, si déconsidéré, qu’on ne manifeste même pas contre lui.

Dans un dernier spasme, ce moribond a tenté d’accentuer la résistance ; une impuissante rage sanguinaire le secoue ; il rêve d’une répression implacable, il escompte que la troupe matera la grève. Le gouvernement, dont l’affolement n’est pas moindre, n’a pas attendu les injonctions du Parlement. Il a déjà mobilisé l’armée. Outre qu’elle campe dans Paris, il a tenté de transformer les soldats en facteurs et télégraphistes, en électriciens, en gaziers, en watmen, etc. Les résultats ont été pitoyables ; le travail des soldats n’a guère été qu’un sabotage systématique. Il est patent que l’armée répugne aux besognes auxquelles on l’astreint ; elle n’est plus dans la main des chefs ; elle murmure, prête à regimber et plus portée à faire cause commune avec les grévistes qu’à marcher contre eux. La révolte gronde en elle ; travaillée par la propagande antimilitariste elle va, au moindre incident, se refuser à l’œuvre de répression.

Le gouvernement en est réduit à mettre son espoir dans les forces policières. Il n’a d’appui sûr que les sergents de ville ; mais, trop impopulaires, il leur est devenu difficile de circuler dans les rues sans risquer d’être assaillis ; aussi, beaucoup se cachent, oubliant de prendre leur service.

Et puis, à supposer que les cohortes lépiniennes fussent toutes sur pied de guerre, ce n’est pas avec ces quelques milliers d’hommes qu’il serait possible d’écraser la grève. Ce mouvement révolutionnaire a ceci de typique : que, n’étant pas centralisé, son éparpillement rend l’attaque plus ardue. Sur quels points porter l’effort décisif ? Occuper militairement le siège de la C.G.T. et même la Bourse du travail ne serait pas une solution. Les comités de grève siègent ailleurs, ils campent dans les salles de réunion où, constamment, jour et nuit, veillent de nombreux grévistes. D’ailleurs, ceux-ci ne prêtent pas le flanc à la répression ; jusqu’ici, rares ont été les incidents d’essence insurrectionnelle ; le mouvement s’est borné à une suspension de travail ; contre cette action négative, le gouvernement ne peut grand’chose.

Il lui faudrait une armée qui pût noyer la grève sous le nombre. Il ne l’a pas. Il a bien, outre, les sergents de ville, les gardes municipaux, encore à peu près fidèles ; mais l’Internationale se chante tant dans leurs casernes qu’il n’ose les utiliser. Quant à l’armée, elle devient de plus en plus douteuse. Ah ! si on pouvait amener à Paris des troupes de province. Mais le Pouvoir n’a à sa disposition que les soldats casernés à Paris ou dans un rayon restreint. Les régiments de province ne pourraient arriver que par étapes et il y a grandes chances pour que, sur le chemin, ils soient débauchés par les populations des villes traversées. Quant à les faire venir par voie ferrée, il n’y faut pas songer. Le personnel des chemins de fer fait cause commune avec les grévistes et si, malgré cela, les Compagnies parviennent à faire circuler quelques trains, avec lenteur et irrégularité, on peut être certain que les grévistes sauraient y mettre empêchement, si on tentait de véhiculer des troupes.

D’autre part, il serait difficile de dégarnir la province. La grève s’est étendue à bien des villes et l’effervescence gagne les agglomérations minières et industrielles. Nombreux sont les patrons qui, d’urgence, réclament le secours de l’armée. Or, comment celle-ci pourrait-elle suffire à tout ce qu’on attend d’elle ? Il lui faut veiller aux monuments, monter la garde aux portes des autorités, surveiller les voies ferrées, bivouaquer un peu partout, faire la besogne des grévistes… Elle est débordée par la grandeur de la crise. Même dévouée au gouvernement, l’armée serait incapable de faire face à l’œuvre de coercition.

Cette période de dissolution sociale ne peut se perpétuer.

Les approvisionnements tirent à leur fin ; la disette serait à redouter. Pour faire face aux besoins des grévistes, et en général de toute la population ouvrière, les Comités de grève et les Syndicats ont eu recours, aux premiers jours, à des expédients normaux : les coopératives de consommation ont vidé leurs magasins et, un peu partout, des cuisines communistes ont été installées. Mais les ressources normales ont été tôt épuisées. Alors, revivent les procédés qui donnèrent de l’élan à la grande révolution de 1789-1793 ; on use du droit de réquisition.

Les Syndicats de l’alimentation se sont transformés en commissions d’approvisionnement. Les réserves des grandes maisons de commerce, les magasins de gros, les dépôts ont été mis à contribution et c’est ainsi que les coopératives et les cuisines communistes — installées maintenant dans les locaux d’anciens restaurants populaires, — ont pu faire des distributions et suffire à peu près à la consommation. Avec l’esprit de solidarité qui anime les organisations syndicales, on a eu soin de songer aux malades et de réserver pour eux et les hôpitaux, la rare viande de boucherie. Les ouvriers boulangers, qui étaient en grève les premiers jours, ont repris le travail ; seulement, ils ont imposé que le pain ne soit vendu qu’aux riches et qu’il en soit distribué à tous ceux qui ne pourraient le payer. Naturellement, pour se procurer des farines, on réquisitionne dans les dépôts et magasins généraux. Et l’on revoit des processions du genre de celle qui s’organisa le 13 juillet 1789, pour transporter aux Halles, en une cinquantaine de chariots réquisitionnés de vive force, les sacs de farine et de grains découverts dans le couvent de Saint-Lazare, qui venait d’être pris d’assaut. Celte similitude dans les procédés renoue la tradition révolutionnaire et montre combien les circonstances sont inspiratrices de l’action.

Grâce à ces mesures, il n’y a pas de famine. On mange partout. Certains même mangent mieux qu’avant. Déjà, bien des miséreux trouvent une amélioration à leur mauvais sort.

Quelques citoyens se sont indignés que de pauvres diables soient réduits encore à coucher aux asiles de nuits, — voire à la belle étoile. Ils ont pris l’initiative d’installer ces malheureux dans les chambres vides des hôtels du voisinage. Les hôteliers, un peu offusqués, ont d’abord protesté. Après quelques brefs sermons sur la solidarité humaine, dont le règne s’annonce, ils ont accueilli, avec un sourire contraint, leurs hôtes gratuits.

Ainsi, s’accentue et s’aggrave la grève. À l’immobilité négative des premiers jours, qui se limitait à la désagrégation sociale, commence à succéder la période de réorganisation et d’affirmation.

L’activité grandit au siège de la Confédération, à la Bourse du travail, aux locaux des fédérations corporatives et des Comités de grève. C’est là désormais qu’est la vie, — une vie encore embryonnaire, — qui n’en est qu’à sa période d’incubation, mais qui, demain, va s’épanouir et rayonner en organismes vigoureux, se substituant aux organismes morts.

Contre ce péril, redoutable pour lui, le gouvernement veut tenter un coup décisif : il va faire occuper militairement tous les centres de grève, incarcérer les membres des Comités. Il concentre les troupes sur les points stratégiques de l’opération qu’il rêve. Mais, cette fois encore, il ne va réussir qu’à pousser la grève plus avant dans la voie insurrectionnelle. Pour ce coup de force, toutes les troupes disponibles ont été mobilisées et les vastes approvisionnements d’armes et de munitions accumulés à Vincennes et sur d’autres points, sont laissés presque à l’abandon. Les grévistes en profitent, ils se forment en colonnes, envahissent les magasins et, avant que les autorités militaires en soient avisées, des milliers et des milliers d’hommes sont armés de fusils aussi puissants que ceux des soldats de l’ordre.

Et lorsque, à l’aube, l’armée constate qu’elle a désormais à lutter contre des insurgés aussi bien outillés qu’elle pour la tuerie, ce qui lui reste d’esprit de discipline s’effondre. Les grévistes s’approchent, pénètrent les rangs des soldats, les femmes, toujours dévouées et audacieuses, prennent les fusils des mains des troupiers qui résistent mollement.

Voici la minute décisive. Pour enrayer la contamination de leurs bataillons, les officiers essaient de les lancer contre la foule exaspérée et qui ne veut ni reculer, ni se disperser. À l’ordre : « baïonnette au canon ! » pas un geste… tandis que, de la foule monte, en clameur, l’appel : « Crosse en l’air !… » Et c’est fini ! Aux injonctions impérieuses et coléreuses des officiers, les soldats répondent par le geste décisif : ils tendent leurs mains au peuple. Et au lieu d’une scène d’horreur, ce sont des embrassades, une ruée de joie.

Peu après, en un torrent irrésistible, dévalent des colonnes de grévistes, çà et là panachées de soldats. L’offensive révolutionnaire encore. Des bandes marchent sur les ministères, les Chambres, la préfecture de police… Rien ne résiste à la foule ! Et c’est l’effondrement du gouvernement et du régime parlementaire dont il était l’expression : le Pouvoir s’écroule, son unique appui — l’Armée — l’ayant abandonné.

Maintenant, que va-t-il advenir ?

Des escouades d’insurgés s’installent aux centres stratégiques de l’autorité déchue ; non pour procéder à son remplacement, sous un pastiche quelconque, mais pour enrayer toute tentative de ressusciter l’État défunt.

Désormais, l’axe social est déplace : toute la superfétation politique est ruinée ; la vie sociale s’organise sur le plan économique et nous allons voir les groupements corporatifs œuvrer pour la réorganisation et pour faire surgir le monde nouveau d’entente et de communs efforts. Comme tout enfantement, celui-ci ne s’accomplira pas sans heurts, ni douleurs.

 

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La suite au prochain épisode…

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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