La fusée lumineuse, parcourant trois cent mille kilomètres à la seconde, continuait de traverser les espaces interstellaires.
— La terre ! annonça la femme qui observait de la cabine de la fusée, nous allons revoir la terre.
— Après sept ans et quatre mois d’absence, dit l’homme.
— Si les conséquences tirées de la théorie d’Einstein se réalisent, reprit la femme, nous devons trouver un changement considérable sur notre planète puisque, selon lui, le temps écoulé n’est pas le même pour les individus qui se déplacent à des vitesses différentes. Sept ans et quatre mois pour nous représenteraient mille ans pour eux !
Elle distinguait maintenant la configuration du globe — leur globe, — dont ils avaient pu s’évader grâce à leur géniale application de la matière désintégrée comme moyen de propulsion de la fusée.
— Je n’étais pas sûr de revenir, dit l’homme doucement.
— Je t’ai suivi ; mais moi non plus je n’étais pas sûre de revenir.
Leurs calculs étaient si précis, leurs appareils enregistreurs si merveilleusement établis qu’ils pouvaient déjà déterminer le point d’arrivée : la France, en prenant soin d’éviter les mers qui l’environnent où la fusée se serait engloutie.
L’homme exécuta posément les manoeuvres destinées à obtenir l’amortissement de l’effroyable choc de leur bolide. Et tout à coup la femme s’écria, avec épouvante :
— Mais ce n’est pas la terre !
— C’est impossible. Les calculs sont exacts.
Elle demeurait attentive, devant l’oculaire. Elle insista :
— Il n’y a rien ! II n’y a pas de végétation, il n’y a pas de ville. Il n’y a que des trous, des pierres, des rochers. Je vois ! Je vois très bien ! Nous arrivons sur un astre mort.
La fusée s’était posée. Ils firent jouer le mécanisme d’ouverture. Et l’air lourd, l’air qu’ils ne connaissaient plus, l’air qui avait une odeur étrange, les enveloppa.
Devant eux s’étendait à perte de vue une plaine rocheuse, sans un arbre, sans un brin d’herbe, sans un lichen. S’ils étaient vraiment sur la terre, ce n’était plus qu’un squelette de terre, une carcasse rocheuse, une ossature blanchie par les siècles. Mille ans ! La théorie d’Einstein était la vraie !
— Il n’y a pas un oiseau dans le ciel, dit la femme.
— Il n’y a pas une apparence de vie sur la terre, dit l’homme.
Au-dessus d’eux, d’étranges nuages verdâtres passaient inlassablement, comme entraînés par la force centrifuge qui les faisait sans cesse tourner autour de cette planète blafarde !
Ils ne pouvaient plus repartir.
Ils ne savaient pas où ils se trouvaient maintenant. Ils avançaient parmi les pierres et les rochers. Ils ne perdaient pas de vue leur fusée, qui demeurait désormais le seul refuge de leur civilisation, ils examinaient le sol pour se rendre compte de sa nature. Ils commençaient à reconnaître des choses familières : du fer, de l’acier, des pierres taillées aux arêtes usées par le temps.
— Des crânes humains ! s’écria la femme.
Ils se mirent à fouiller avidement parmi ces pierres. Ils finirent par découvrir une sorte de coffret d’acier dans lequel demeuraient insérés des feuillets jaunis, pourris, çà et là, malgré la protection du métal. Ils retrouvèrent, sur cette planète désolée, les caractères et les mots de leur langue maternelle. Ils n’éprouvèrent ainsi aucune peine à remplacer ceux qui manquaient et à reconstituer le texte.
« Août… (la date avait disparu, mangée par une de ces taches que font les « champignons » redoutés des bibliophiles). C’est la guerre. Elle n’a surpris personne. Nous l’attendions. Ce soir tous les feux sont éteints. Les avions ennemis vont-ils déjà survoler Paris ?
« Lundi. — Les premières bombes microbiennes sont tombées sur la ville. Les premiers gaz asphyxiants ont empoisonné un quartier de Paris. Tous les moyens de transport sont réquisitionnés. Il est enjoint à la population d’évacuer la capitale. La T. S. F. nous apprend que le même ordre est donné dans tous les grands centres.
« Jeudi. — Nous avons pu, nous aussi, déverser des microbes et libérer des gaz nocifs.
« … Une semaine vient de s’écouler. Et déjà presque toutes les nations du monde sont en état de guerre. Nous devons nous réfugier dans des grottes ou dans des abris creusés.
« Nous demeurons sans nouvelles de Paris. Que se passe-t-il ? Les gaz émis se sont mélangés de façon imprévue. Une brume étrange flotte au-dessus des villes et s’étend sur leur périphérie, où tous les arbres sont morts. L’herbe jaunit. Les animaux meurent. La végétation disparaît. Nous n’avons plus de renseignements que par les appareils de T. S. F. et de télévision. C’est une épouvantable dévastation. Nous demeurons heureusement à l’abri.
« … On assure que des propositions d’armistice ont été échangées et que les négociations seront rapides.
« … Il n’est plus question ni de guerre, ni d’armistice, ni de négociations : les plus grands savants, les meilleurs techniciens de toutes les nations se sont réunis dans des grottes pour chercher le moyen de dissiper les gaz asphyxiants qui menacent d’envelopper toute notre planète. Nous ne pouvons plus sortir de nos grottes.
« … Est-ce la fin ? Les gaz s’infiltrent maintenant dans les abris. Nous allons mourir comme des rats empoisonnés au fond de leurs trous. »
Les notes s’arrêtaient là.
— Ils ont détruit la civilisation de notre planète ! dit la femme.
Et tous deux, épouvantés, regardèrent sans espoir l’immense étendue de pierres blanches qui était le cimetière d’un monde.
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René Le Coeur, « Retour des autres mondes », Les Contes de l’Intran, in L’Intransigeant, 24 mars 1936 - dessin de Francis Bernard