Tous les dimanches, dans les colonnes d’ArchéoSF, le fameux journaliste Jean Lecoq prend la plume dans la rubrique L’œil de Lecoq !
Notre confrère le Perlot organise un grand concours de fumeurs de pipes. Ce sera chose nouvelle à Paris. Ces sortes de tournois existaient déjà bien avant la guerre, en Allemagne, en Belgique, en Hollande et même en Angleterre ; mais on les ignorait chez nous.
Le Français, d’ailleurs, — sauf le Français des régions septentrionales — était un assez médiocre fumeur de pipe ; c’est la guerre qui a fait de lui l’émule des plus braves pypenrookers du pays flamand.
Ces concours de fumeurs de pipes sont, je crois bien, d’origine allemande. Ils furent inventés en Westphalie à une époque qu’il serait assez difficile de préciser. De là, l’usage s’en répandit en Belgique. Il n’est point, chez nos voisins, de ville ou de village qui n’ait sa société de « pypenrookers ».
Puis les concours de fumeurs de pipes passèrent la frontière. Quelques années avant la guerre, on les pratiquait un peu partout dans notre région septentrionale. On se lançait des défis de ville à ville. Les champions de toutes ces sociétés de « Longues Pipes » se disputaient chaque dimanche de pacifiques lauriers parmi les volutes de fumée — la fumée de la gloire.
Car les vainqueurs habituels de ces tournois étaient célèbres à plusieurs lieues à la ronde ; un peuple avide d’émotions suivait, dans les concours, le mouvement de leurs lèvres aspirant la fumée, et les jeunes fumeurs inexpérimentés qui conservaient de leur première pipe un amer souvenir, les contemplaient avec envie.
Vous plaît-il que nous retracions la physionomie d’un de ces paisibles tournois ?
Le concours a lieu généralement dans l’arrière-salle de quelque estaminet populaire. D’un côté, sur des chaises disposées le plus souvent en gradins, sont assis les concurrents. Au milieu, une table et trois sièges pour le président de la séance et ses deux assesseurs. De l’autre côté, la foule des curieux qu’on admet à suivre l’épreuve, moyennant un droit d’entrée minime, et à la condition qu’ils ne se livreront à aucune manifestation.
Un avis placardé sur le mur porte cette inscription : « Le public est prié de ne pas troubler les fumeurs. » Cela fait penser à la recommandation affichée dans les ménageries : « Défense d’agacer les animaux. »
Mais le concours va commencer.
On apporte une caisse fermée, dont le président seul a la clef. Il l’ouvre et en sort un nombre de pipes égal à celui des concurrents. Ces pipes sont toutes du même modèle, en terre blanche, très dure, avec tuyau mince de cinquante centimètres environ. C’est ce qu’on appelle en Belgique des pipes de Hollande.
Les concurrents tirent au sort un numéro d’ordre reproduit sur chacune des pipes. C’est le hasard qui leur choisit leur instrument de concours. Le jury leur remet en même temps un petit paquet cacheté contenant exactement cinq grammes de tabac. Tous les paquets sont ouverts et les concurrents se mettent à bourrer méthodiquement leur bouffarde, opération très délicate et que les amateurs suivent avec beaucoup d’attention.
Il paraît, en effet, qu’à leur façon de préparer leur fourneau, on reconnaît les concurrents qui ont le plus de chances de l’emporter. Et si vous voulez connaître le secret d’une pipe bien préparée, le voici, tel que nous le tenons de M. Pippermans — un nom prédestiné — qui fut, il y a quelque quinze ou seize ans, le plus fameux parmi tous les « pypenrookers » de Flandre, de Hainaut et de Wallonie :
Bourrer légèrement le fond de la pipe, fortement le milieu et légèrement le dessus. Cela fait, votre pipe durera aussi longtemps qu’il vous plaira… À la condition toutefois que vous ne vous occupiez pas de ce qui se passe autour de vous. Un fumeur doit être tout à sa fonction.
Quand tous les fourneaux sont remplis, le président annonce :
— Messieurs, vous avez deux minutes pour allumer votre pipe.
Personne ne bouge. Il s’agit d’un concours de lenteur, et chacun attend le dernier moment afin de ménager le tabac. Quand la première minute est écoulée, les moins aguerris commencent le feu. Les autres, les vieux de la vieille, attendent jusqu’à la dernière seconde. Enfin les deux minutes sont passées : les commissaires se précipitent et raflent les pots d’allumettes?
Fait à noter : toutes les allumettes se sont enflammées au premier frottement. N’oublions pas que nous sommes aux frontières de la Belgique. Ce ne sont pas des allumettes de la Régie.
La lutte est commencée : la victoire sera à celui qui gardera le plus longtemps sa pipe allumée. Problème plus délicat qu’on ne l’imagine. Il s’agit d’obtenir une combustion continue tout en ménageant le plus possible son tabac. Aussi les premières minutes se passent-elles dans le plus grand silence.
Mais, comme il n’est défendu ni de parler, ni de chantier, les langues bientôt se délient, et d’autant mieux que la bière est offerte gratuitement aux concurrents pendant qu’ils sont en fonction. On s’interpelle, on échange des lazzis d’une table à l’autre ; quelqu’un entame une chanson de circonstance, la « Chanson des longues pipes », dont la plupart des concurrents reprennent en chœur le refrain.
Puis, tout à coup, un juron retentit :
— Je suis à bout ! crie une voix.
— Le 19 est mort ! proclame un commissaire.
Bientôt d’autres fumeurs se déclarent hors de combat. Il ne reste plus qu’une poignée de concurrents, la vieille garde. Ce sont, d’ailleurs, les silencieux de la bande. Ceux-là n’ont pas plaisanté, pas chanté. Ils sont tout à leur affaire.
Imperturbablement sourds et muets, ils fument en regardant fixement le fourneau de leur pipe, dont la fumée, plus ou moins dense, plus ou moins colorée, leur est une indication précieuse. Petit à petit, cependant, leur visage se contracte en une grimace significative. Ces dernières bouffées sont abominablement âcres. Ce n’est plus de la fumée de tabac, c’est de l’extrait de nicotine qu’ils absorbent.
Enfin, deux combattants restent seuls en présence. Puis l’un deux se déclare « mort » ; le vainqueur tire encore deux ou trois bouffées et secoue doucement sa pipe sur une soucoupe placée devant lui. Rien que des cendres ; pas un grain de tabac qui n’ait été consumé.
— Voilà un beau concours ! s’écrie un amateur enthousiasmé.
Mais j’ai oublié de vous parler des prix. Il n’est point de concours sans récompenses. Celles-ci sont d’une modestie toute spartiate. Les « pypenrookers » combattent surtout pour la gloire : ils ne sont point de ces champions cupides qui ne consentent à se donner en spectacle sur le ring qu’alléchés par l’appât des dollars innombrables.
Consultons donc la liste :
« Une demi-tonne de bière, offerte par le brasseur qui alimente le cabaret où se livre la lutte ; quelques litres de geulèvre, une bouteille de vin blanc, un jambonneau, un canard, une boîte de sardines, etc. »
Trouvez-moi donc un sport aussi économique, moins dangereux et plus digne d’être encouragé que celui-là !
À coup sûr, les concours de fumeurs de pipes ne passionneront jamais les foules autant que les combats de boxe et les matches de football. Mais qu’importe ! La bouffarde, au surplus, n’est point un objet sportif. N’est-ce pas plutôt, pour le fumeur, une amie intime et discrète ?
C’était jadis une amie qu’on n’osait guère avouer. Fumer la pipe était mal porté. C’était plaisir de soudard et de matelot. Jean Bart scandalisait les courtisans en tirant son brûle-gueule dans les jardins de Versailles. Mais pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire, la pipe commença de prendre sa revanche. Beaucoup d’officiers généraux la fumaient tout aussi bien que les soldats. Lasalle ne chargeait que la pipe au bec ; et Oudinot avait pour la bouffarde une telle passion que l’Empereur, voulant un jour le récompenser d’une action d’éclat, ne trouva rien de mieux à lui offrir qu’une superbe pipe tout enrichie de brillants. Le cadeau, dit-on valait plus de trente mille francs.
Mais la pipe avait des allures démocratiques qui ne pouvaient cadrer avec l’esprit de la Restauration. En vain, le duc de Richelieu, deux fois ministre sous Louis XVIII, se montre-t-il grand fumeur et grand collectionneur de pipes, la bouffarde ne trouve point grâce devant les gens de bon ton. On continuera, pendant des années, à jeter sur elle le discrédit.
Le temps n’est pas si éloigné de nous où la pipe était interdite dans les grands cafés du boulevard. Waldeck-Rousseau se plaisait à raconter que, dans sa jeunesse, avec quelques camarades du Quartier Latin, il s’était fait un soir expulser du Café Riche où il avait fumé la pipe malgré la défense qui en était faite.
Bref, on la fumait au logis, au coin du feu, mais on ne l’avouait pas.
La grande guerre a réhabilité la pipe. Elle fut la compagne, l’amie, parfois la consolatrice du poilu. Elle a charmé ses longues attentes au creux des boyaux ; elle ne l’a jamais quitté, même à l’heure des pires dangers. Elle a sa petite part dans la résistance et dans la victoire. Qui donc oserait dédaigner la pipe après cela ?
Et maintenant, pour finir, voulez-vous connaître la psychologie de la pipe ? La voici, telle qu’elle mise en articles par M. Watteville, l’un des plus célèbres collectionneurs de pipes :
I — La pipe est caractéristique de la race. Le cigare et la cigarette sont cosmopolites.
II — L’activité d’une race est proportionnelle à la longueur du tuyau de sa pipe.
III — Plus la pipe est courte, plus la race est laborieuse.
IV — Inversement, plus la pipe est longue, plus la race est paresseuse.
V — Plus une race est économe, plus sa pipe est petite.
VI — Inversement, plus une race est prodigue, plus elle est gloutonne, plus le fourneau est grand.
VII — Par la manière de fumer, on peut connaître l’esprit d’une race.
VIII — Dis-moi ce que tu fumes, je te dirai qui tu es.
Méditez ces considérations ; mais souvenez-vous surtout qu’en matière de pipe, l’essentiel est de ne casser la sienne que le plus tard possible.
Et c’est la grâce que je vous souhaite, ô fumeurs, mes frères et amis !
*
* *
Jean Lecoq — Le Petit Journal illustré, 4 septembre 1921