Une ville souterraine par Charles Carpentier (1887) — Épisode #1
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UNE VILLE SOUTERRAINE
Histoire merveilleuse
par Charles Carpentier,
conseiller à la Cour d’appel de Paris
Alfred Duquesne, éditeur 1885
PROLOGUE
Le titre de ce livre indique quelle a été la pensée de l’auteur. Il a voulu faire une œuvre d’une exactitude parfaite, au point de vue historique, et pour en rendre la lecture plus attrayante, il a développé cette histoire dans une fiction. Comme les sujets d’actualité ne manquent jamais d’éveiller l’attention il a commencé par une mise en scène toute moderne, avant d’ouvrir des vues, aussi variées qu’imprévues, sur le monde antique. Pour faire ces peintures, ou plutôt pour dresser ces espèces de plans en relief, qui font voir, d’une manière saisissante, une civilisation évanouie, il s’est livré aux recherches les plus minutieuses et les plus étendues. Tous les détails qu’il a donnés ont été empruntés aux écrivains contemporains de l’époque qu’il a ressucitée ; ils ont été vérifiés par une étude prolongée, sur tous les objets qui ont été recueillis dans les musées, et confirmés par les découvertes les plus récentes de l’épigraphie. Un point utile à bien constater c’est que ce petit livre met en lumière divers usages de la vie intime des anciens, qui ont été dédaignés ou négligés par les romanciers ou les historiens, ou du moins, auxquels ils n’ont fait allusion que d’une manière vague, et sans rien préciser. La galerie des personnages dont le costume a été reproduit, d’après les modèles actuellement exposés dans une des salles de l’hôtel des Invalides, et qui peuvent fournir tant de sujets intéressants d’illustrations, pour les dessinateurs n’est pas l’attraction la plus piquante : Ce qui peut intéresser davantage les esprits sérieux, c’est l’ancienneté de certaines industries, qui étaient, autrefois, très vivantes et très répandues, et qui sont considérées, aujourd’hui, comme des inventions ou des créations de la civilisation actuelle. Parmi ces industries, on voit apparaître celles des perruquiers ou coiffeurs, des dentistes avec tous leurs appareils dentaires et leurs dentifrices, des glaciers, avec leurs carafons de neige ou de glace, des parfumeurs, avec leurs boîtes de parfums. Les barbiers, les dépilateurs, les masseurs ou frotteurs, avec leurs huiles et leurs étrilles, les pharmaciens et les pédicures, étaient aussi nombreux et aussi recherchés, il y a plus de 2000 ans, que dans nos sociétés modernes. C’est surtout dans le récit de tout ce qui touche à la joaillerie, à la bijouterie, à la céramique, à la verrerie, à la marqueterie, à la librairie, à la reliure, à la fabrication des papyrus, au journalisme, à l’organisation des bibliothèques, à l’ameublement des maisons riches, au luxe des repas, aux toilettes, aux chefs-d’œuvre de la ciselure, de la peinture et de la sculpture, aux catacombes, etc., que les lettrés et les érudits trouveront de l’intérêt. Tout ce monde des industriels, des élégants, des artistes, vit, parle, agit, se meut, avec une originalité et une rapidité d’allures qui ne donnent pas l’idée de tourner la page pour arriver plus vite au dénouement. On entre dans la ville souterraine avec effroi ; on s’y engage avec curiosité ; on la parcourt avec étonnement ; et on regrette de ne pas la connaître davantage, avant de la quitter. Il semble qu’on ne devrait jamais écrire un livre sans chercher à instruire en amusant ; mais il ne serait peut-être pas trop téméraire de mettre cette épigraphe sur la couverture de celui-ci :
ICI ON S’AMUSE, ET ON S’INSTRUIT !
***
I — La foutelaie du Hardouin
Je suis né sur un coteau de l’arrondissement d’Avranches, au pied duquel une armée gauloise, rassemblée par Viridovix, combattit une armée romaine, commandée par Sabinus, qui campait, en face d’elle, sur le sommet du bois Châtellier. Des terres qui entourent ma maison, j’ai vu, pendant toute ma jeunesse, le champ de bataille sur lequel a péri l’indépendance des peuples du nord de la Gaule.
Un après-midi du mois d’octobre 1883, après avoir relevé la topographie des terrains qui furent le théâtre de ces grands événements, je fus surpris par une violente tempête. Je me trouvais, en ce moment, dans un petit bois abrupt et sauvage, situé sur le versant septentrional de la côte qui regarde cette montagne, et qu’on appelle la foutelaie du Hardouin. Pendant plus de deux heures, de gros nuages, sillonnés d’éclairs, versèrent sur la contrée des pluies torrentielles. De la hutte d’un sabotier qui se trouvait au milieu de cette foutelaie, et dans laquelle je m’étais réfugié, je voyais l’étang du Hardouin écumer comme s’il avait été battu par des verges.
En même temps, le plateau du Châtellier, qui se trouvait à deux ou trois cents mètres en face de moi, s’illuminait par intervalles, et semblait s’ébranler sous les coups de la foudre, comme sous les décharges d’une formidable artillerie.
En regardant ces lieux, jadis si célèbres, et maintenant trop oubliés, il me vint à l’esprit de demander au paysan qui travaillait à mes côtés s’il n’avait pas entendu raconter, dans le pays, quelque légende qui se rapportât à cette terrible guerre.
— Monsieur, me répondit le paysan, j’ai entendu dire, comme tout le monde dans le pays, que tous les soirs, durant les nuits obscures, une lumière brillait dans quelque coin du bois, sur les hauteurs où l’on voit encore aujourd’hui les traces du passage d’une armée ; on disait aussi qu’on voyait passer une fée, gardienne d’un trésor caché dans les profondeurs de la montagne : seulement, personne n’a pu deviner où se trouve ce trésor.
— Et que pensez-vous de cette histoire ?
— Je pense, me dit-il, qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire là-dessous. J’ai mon idée !…
— Voyons votre idée ?
— À mon sens, il y a des étrangers qui vivent cachés dans les entrailles de la terre et qui habitent ici au milieu de nous.
— Que voulez-vous dire ?
— Il m’est arrivé, à plusieurs reprises, en traversant les taillis, d’apercevoir des soldats qui ne portaient pas le costume militaire moderne. Ils avaient l’air de sortir d’une caverne intérieure, pour venir se promener, ici, au clair de lune, et dès le matin, ils disparaissaient sous les arbres, par des issues que je n’ai pu découvrir.
— Comment ces soldats étaient-ils habillés ?
— Ils avaient des casques luisants comme du cuivre, surmontés d’épaisses crinières. Il m’a semblé qu’ils portaient des cuirasses sur la poitrine et des vêtements tombant à plis sur leurs genoux ; on aurait dit des jupons courts. Chose effrayante, ils avaient de lourdes épées au côté, et tenaient dans leurs mains de longs bâtons ferrés.
— Je vois que vous les avez bien observés, lui dis-je. En vous entendant, il me semblait revoir les anciens soldats romains venus jusqu’ici sous la conduite de Sabinus.
— Ma foi ! monsieur, me dit le paysan, l’idée m’en était venue aussi. J’ai ouï dire qu’il en était beaucoup resté chez nous après la guerre. S’ils avaient creusé des souterrains dans tout ce pays, pour s’établir définitivement au milieu de nous ? Ne voit-on pas, encore aujourd’hui, les ruines d’un de ces anciens souterrains qui se dirigeait du camp romain du Châtellier jusqu’à l’ancienne forteresse du Val-de-Sée ?
— En effet, lui répondis-je, on aperçoit encore la base de ses murailles, entourée de ses anciens fossés. Ainsi, vous croyez qu’il y a encore des soldats romains en garnison sous cette montagne ?
— Et si je vous disais, fit le paysan, qu’il s’y trouve aussi des dames romaines ! Une nuit, tandis que j’étais caché dans les broussailles, j’ai vu une femme qui ne portait certainement pas le costume d’une Française ou d’une Normande.
— Quel costume avait-elle ?
— Elle portait une longue robe blanche, tombant jusque sur ses pieds, et sur sa robe une grande draperie également blanche, dont un côté recouvrait son épaule gauche ; elle en retroussait l’autre bout, sur sa hanche, avec sa main droite. Elle n’avait, sur sa tête, ni voile, ni chapeau ; et son extérieur ressemblait assez à celui des Vierges de nos églises.
— C’est bien, à peu près, lui dis-je, le costume des anciennes Romaines. Et cette femme ne vous a-t-elle pas paru vieille, laide ?
— Ah ! monsieur, dit le paysan, dans tout l’Avranchin et le Cotentin, depuis Cherbourg jusqu’à Granville, où les femmes passent pourtant pour être belles, il n’y en a jamais eu, et il n’y en aura jamais, de plus jolie et de mieux plantée. Si ce n’était pas la fée du Châtellier, en personne, c’était au moins sa filleule ; en tout cas, ce n’était pas une personne ordinaire.
— Alors, lui dis-je, outre les soldats romains qui vivent cachés sous le bois Châtellier, il y aurait encore une population tout entière ?
— Tout entière !…
— C’est bien peu vraisemblable…
— Cependant, reprit-il, quand j’approche mon oreille du sol, dans certains endroits, j’entends des rumeurs confuses, et des bourdonnements de voix humaines, comme si j’avais un monde vivant sous mes pieds. Impossible de m’y tromper. Je suis convaincu que, si l’on entreprenait des fouilles suffisantes dans la vallée, on y trouverait les rues d’une ville souterraine. Pour moi, la fée garde, non pas un trésor, mais une colonie. Vous comprenez bien, ajouta-t-il, en remarquant mon air d’incrédulité, que du moment qu’il s’agit d’une fée, il n’y a plus rien qui soit impossible.
— Vous m’intriguez terriblement. Voulez-vous venir avec moi dans ce bois peuplé de fantômes, que je voie si vous dites vrai ?
Le paysan secoua la tête sans répondre.
— Vous refusez ? lui dis-je.
— C’est selon ! répondit-il.
Je crus comprendre, par cette mimique et par ce langage, qu’il y aurait peut-être moyen de le décider.
Je versai dans sa main toutes les pièces d’or que j’avais sur moi.
— Tenez, lui dis-je, tout ceci vous appartient, si vous consentez seulement à me conduire aux lieux où j’aurais le plus de chances de rencontrer ces personnages.
Le paysan sortit de la butte, sans rien dire, et se mit à regarder attentivement le ciel à droite et à gauche, mais beaucoup moins pour interroger la direction des vents ou des nuages que pour se donner le temps de réfléchir.
— Eh bien, lui demandai-je, qu’en pensez-vous ?
— Je pense, répondit-il, que le vent souffle du côté de l’est ; les nues sont hautes, les terres sont devenues sèches, la lune se lève et la nuit sera belle. Je serais surpris si ces gens-là ne venaient pas prendre l’air dans les taillis.
— Alors, vous acceptez ?
— C’est-à-dire que je vous placerai à l’entrée d’une carrière par où ils ont l’habitude de sortir et de rentrer ; mais, pour moi, je vous attendrai ici, si vous le permettez, après avoir fermé ma porte au verrouil.
— Eh bien, puisque vous me laisserez seul, vous me prêterez votre fusil, que j’aperçois pendu à ce clou ; vous me remettrez vos chevrotines et votre poire à poudre, et je vous promets que j’éclaircirai cette affaire.
— Pourvu que vous soyez bien prudent, reprit-il ; car si vous veniez à tirer dessus, il pourrait vous arriver de grands malheurs.
J’engageai mon hôte à se tranquiliser, et, une demi-heure après cette conversation, nous étions arrivés sur l’emplacement même de l’ancien camp retranché.
***
Source image du casque romain : Le Musée Émile Chenon