Une ville souterraine par Charles Carpentier (1887) — Épisode #2
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II — Le camp romain
Rien de plus pittoresque que les sites de l’Avranchin. S’ils étaient connus, ils feraient la fortune des peintres. Le site que l’on aperçoit du sommet de Châtellier est de ce nombre.
Je fus d’abord émerveillé du tableau que j’avais sous les yeux. Autour de moi se déroulait un panorama sans pareil. Quelle étendue, quelle variété de teintes ! J’étais sur une ligne où la montagne commence à décliner vers le bassin de la Sée. Sur la gauche, la côte d’Avranches, du mont Saint-Michel et de Granville, se profilait, dans le lointain bleuâtre, sous un ciel semé d’étoiles. En face de moi et sur ma droite, l’amphithéâtre des campagnes boisées s’étendait, en s’arrondissant, jusque vers les limites du Calvados. Le clair de lune, qui était splendide, permettait de distinguer tous les renflements et toutes les dépressions du terrain.
Au milieu de cette solitude, les souvenirs du passé m’envahirent. Je revis, par l’imagination, les masses d’hommes armés qui avaient vécu sur ce plateau, et dont les yeux, éteints depuis plus de dix-huit cents ans, avaient contemplé ces horizons. Je songeai aux émotions qui agitèrent autrefois les habitants de ces contrées, lorsqu’ils se soulevèrent pour repousser les envahisseurs, et combattirent avec la rage du désespoir, pour défendre leur indépendance. Je me demandai à quoi servaient toutes ces guerres sanglantes, qui n’empêchent pas la nature de reprendre ses droits, et la race humaine de s’éclairer, la civilisation de reconquérir par la justice ce qui lui a été arraché par la force, et je passai la nuit presque tout entière dans ces réflexions. Autour de moi, rien que les silhouettes des broussailles frissonnant au vent. Aucun autre bruit que celui des chouettes volant lourdement d’arbre en arbre, et lançant les appels de leurs hululements aigus.
J’allais me retirer, lorsque j’aperçus, vers l’extrémité du bois, une forme confuse et vaporeuse. Elle me parut d’abord immobile. Cette apparition se rapprocha de moi, insensiblement. Après un court examen, je reconnus que c’était une femme, d’assez haute stature, imposante et fière. Elle portait une robe à longs plis. Un manteau, jeté en écharpe sur l’épaule gauche, recouvrait une partie du bras droit, qui était nu. Tout en elle avait quelque chose d’étudié, d’artistique et de sculptural. Je me rappelai, en la regardant, la statue, en marbre blanc, de Didia Clara, fille de Didius Julianus, que j’avais vue, dans la salle des antiquités grecques et romaines, au musée du Louvre. Comme j’étais caché dans l’ombre d’une touffe de buissons, au pied d’un vieux châtaignier, elle continua de s’avancer sans défiance, et vint s’asseoir sur un tertre de gazon à l’entrée d’une carrière en face de laquelle je m’étais embusqué.
C’était, à n’en pas douter, le costume d’une femme romaine.
L’éloignement ne me permettait pas de distinguer nettement ses traits, mais la grâce de son attitude, l’harmonie de ses mouvements, l’air d’autorité et de dignité qui se trahissait en elle, tout dénotait une grande beauté. En ce moment, je respirais à peine. Mon cœur battait avec une grande précipitation. Un instant, il me sembla que ses regards perçant l’obscurité avaient rencontré les miens. Je serais, sans doute, resté cloué à ma place, pour la regarder et l’étudier, lorsque, (m’avait-elle aperçu ?), elle se leva soudainement. Je n’avais pas encore eu la pensée de l’aborder, qu’elle disparaissait dans les taillis.
Je me mis à sa poursuite, en lui murmurant, de loin, les vers les plus amoureux et les plus tendres d’Horace, et dont le texte latin revenait à ma mémoire :
« Ô Lydie, lui disais-je, réponds-moi, je t’en supplie, par tous les dieux.
Avec toi je voudrais vivre, avec toi je consentirais volontiers à mourir, etc. »
Je l’appelais à haute voix du nom de Glycera, Pholoé, Lycoris, Tindaris, Cynthie, Lesbie, et de tous les plus doux noms des femmes célèbres, que les poètes des bords du Tibre ont immortalisés dans leurs œuvres, mais aucune voix ne répondit à la mienne.
Tout ce qui m’arriva de plus heureux dans mes recherches, fut de trouver, au bord d’une allée, un bouquet de roses sauvages et de chèvrefeuilles, noué avec un ruban sur lequel le nom de Métella était bordé en lettres d’or, et qu’elle avait sans doute perdu dans sa fuite.
Je pris ce bouquet.
Je le plaçai sur ma poitrine, après l’avoir porté plusieurs fois à mes lèvres, et je retournai à mon poste, fort désappointé de mon insuccès. À peine y étais-je installé que j’aperçus deux hommes armés, dont le costume se rapportait exactement à celui qui m’avait été indiqué, escorter la femme que je venais de poursuivre, et se diriger rapidement vers l’entrée de la carrière. Me dresser sur mes pieds comme un ressort, m’élancer à leur rencontre, pour leur barrer le passage, crier : « Qui vive ! » et, après quelques secondes d’attente suivies d’un silence, tirer mes deux coups de fusil sur les deux hommes, en ayant bien soin d’épargner la femme, fut pour moi l’affaire d’un instant. Mais au moment où je regardais, immobile, si je n’avais tué ou blessé personne, je me sentis saisi par les épaules, renversé à terre, lié, garotté, et entraîné dans une excavation ténébreuse, habilement dissimulée dans le rocher. Des mains invisibles m’enchaînèrent dans un appareil dont je ne pus me rendre compte, et je glissai avec une rapidité vertigineuse sur un plan incliné, comme si je roulais, au milieu d’une nuit épaisse, dans un chemin en spirale, creusé à deux ou trois cents mètres de profondeur.
Je repris mes sens, après un évanouissent assez prolongé : je me trouvais dans la ville souterraine dont le paysan de la foutelaie du Hardouin avait soupçonné l’existence.
Source image du casque romain : Le Musée Émile Chenon