Une ville souterraine par Charles Carpentier (1887) — Épisode #7

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Chapitre VII – La grande revue

 

À mesure que nous avancions dans la grande voie qui longeait le palais, la foule devenait plus compacte. De longues files de litières et de basternes, dont les membrures étaient dorées ou argentées, et dont les rideaux d’étoffes précieuses, coquettement entr’ouverts, laissaient entrevoir des têtes de dames charmantes, se dirigeaient dans le même sens que nous. Nous allions, me dit-on, traverser le Champ de Mars pour nous rendre aux thermes. Sur notre chemin, nous devions voir un corps de troupes, armées et équipées comme les anciennes armées romaines. J’allais enfin voir de mes yeux cette puissante organisation militaire, et pouvoir la comparer avec la nôtre.
Le Champ de Mars, avec ses rangées de piliers qui supportaient les voûtes, ressem­blait à une forêt de granit taillée au cordeau. Une dizaine de mille hommes, — infanterie et cavalerie —, la pique au pied, occupait plu­sieurs allées de cette place, en attendant l’ar­rivée du tribun militaire, qui devait passer la revue.
J’exprimai le désir de nous arrêter un ins­tant, pour étudier ces troupes de plus près, et, après avoir mis pied à terre, nous parcou­rûmes les rangs.
Les soldats portaient des casques en bronze avec jugulaires ou mentonnières de même mé­tal. Ces casques étaient généralement sur­montés d’un cimier, auquel s’attachait une épaisse crinière, retombant sur l’épaule, et qui était teinte en bleu ou en rouge, comme on en voit, encore aujourd’hui, sur les casques cuivrés de nos régiments de dragons. La poi­trine était protégée par un pectoral en bronze, c’est-à-dire par une feuille métallique, cousue par les bords sur une cotte d’armes en cuir, avec lambrequins tombant sur les cuisses, ce qui constituait une cuirasse tout à la fois légère et résistante. Leur corps était enveloppé d’une tunique de laine qui ne dépassait pas les genoux. La taille était serrée par un ceinturon de cuir, peint en bleu et semé de boutons de bronze. Les jambes étaient protégées, en avant, par des jambières de fer poli, qu’on appelait des Cnémides ; et ceux qui ne portaient pas de jambières avaient, sous leur tunique, des demi-braies, qui laissaient le bas des jambes à découvert. Comme armes, ils portaient, dans la main droite, la pique ou pilum, arme de jet qui était lancée sur l’ennemi, avant l’attaque à l’épée. Cette épée à manche d’ivoire, à lame courte, était l’arme nationale des Romains. Elle était pendue à droite, à l’aide d’un baudrier en cuir, liséré de rouge et orné d’arabesques de même cou­leur. Un bouclier, tantôt ovale, tantôt quadrangulaire, était passé, au moyen de cour­roies, dans l’avant-bras gauche, et c’est parce que leur bras gauche était engagé dans ce bouclier qu’ils portaient l’épée à droite. Mais ce qui donnait à tous ces soldats un air de dignité et de majesté incomparable, c’était le manteau de laine agrafé sur l’épaule droite, par la fibule militaire, et qui retombait der­rière eux jusqu’à mi-corps : on l’appelait le sagum. Les couleurs des manteaux, des cottes de cuir, des tuniques et des demi-braies étaient différentes, suivant les corps auxquels ces soldats appartenaient. Comme chaussures, il est à peine besoin de dire qu’ils por­taient de simples quartiers de cuir, tailladés à jour sur les côtés, et qui se laçaient avec des cordons ou lanières autour des chevilles.
Les fantassins formaient le centre de cette petite armée. Sur la gauche, se trouvaient quelques compagnies équipées d’une autre manière, et sur la droite, une cohorte de cava­lerie.
Les soldats de gauche avaient la tenue de route ou de campagne. Leur casque était suspendu au côté droit de leur cuirasse. Leur bouclier, au lieu d’être attaché au bras gau­che, était retenu du même côté par une bandoulière. Leurs piques et leurs javelots étaient dans leur main droite, tandis qu’avec leur main gauche ils portaient, couché sur l’épaule, un bâton au bout duquel ils accrochaient une autre partie de leur bagage, le sac en cuir, la puisette, l’outre remplie d’eau fraîche, la petite marmite en bronze, et le filet pour met­tre le pain et la viande.
La cavalerie était magnifique.
Les cavaliers portaient un casque en fer aplati, et renforcé par des armatures de mé­tal. Une large cotte de maille, également en fer appliquée sur une autre cotte en cuir, recouvrait et moulait en quelque sorte leur poitrine. Le sagum, couleur gris de fer, flot­tait sur leurs épaules. Leur tunique courte et leur demi-braies étaient en laine bleue. Ils étaient tous munis de boucliers, mais plus grands que ceux de l’infanterie, parce qu’ils étaient sans doute plus en vue qu’elle, et, par suite, plus exposés aux frondes, aux projectiles, aux coups de pique, aux javelots et à tous les moyens d’attaque de l’ennemi. Quelques-uns de ces boucliers étaient ornés de couronnes de bronze, insignes de la valeur mili­taire, et qui remplaçaient dans l’arme nos croix de la Légion d’honneur ou nos médailles. Leur arme était une longue lance qu’ils por­taient dans la main droite.
En voyant ces cavaliers, immobiles comme des statues, sur leurs chevaux richement en­harnachés, et tenant ces longues lances dans la main droite, je rêvais à nos anciens régi­ments de lanciers, et je les trouvais non moins imposants et non moins beaux.
Je priai l’un de mes compagnons de me dire quel était le grade des officiers qui portaient, au-dessus de leurs cuirasses, des épaulières articulées en fer bleui, et dont le casque d’acier, surmonté d’un cimier argenté, était orné d’un bouquet de plumes.
— Ce sont, me répondit-il, les centurions…
Leur costume était beaucoup plus riche et plus élégant.
Leurs épées avaient des poignées d’ivoire avec des boules de bronze au sommet. Leurs cottes de cuir étaient terminées, non plus par des lambrequins, comme celles des simples soldats, mais par des torsades de cuir libé­rées, dont les ondulations et les balance­ments, durant la marche, présentaient le plus gracieux aspect.
— Pour ceux-ci, dis-je, en montrant les porte-enseignes, je n’ai pas besoin de deman­der ce qu’ils sont : j’en ai déjà vu sur vos arcs de triomphe !
Rien de plus saisissant, au milieu des ar­mées romaines, que la vue de ces porte-enseignes, qui étaient choisis, comme nos porte-drapeaux, parmi les hommes les plus vigoureux et les plus intrépides. Leur casque était couvert de peaux de panthère ou d’autres animaux féroces, dont les museaux, les oreilles couchées, les gros yeux de métal lui­sant, ou les gueules béantes, faisaient frisson­ner ceux qui les regardaient. Leur cotte d’ar­mes était faite de lames de bronze imbriquées, et jetait un éclat fauve à côté du sagum de laine rouge. Le costume semblait avoir été composé pour produire une espèce de terreur sacrée ; mais cette impression s’accroissait encore quand on jetait les yeux sur leur étendard. Il se composait d’abord d’une hampe haute de trois ou quatre mètres. Vers le mi­lieu de cette hampe se trouvait une demi-sphère coupée par son diamètre, et dont la convexité était tournée vers le ciel. Au-des­sus de cette demi-sphère, éclatante et dorée, on voyait quatre patères, également dorées, avec des médailles de triomphe, et, enfin, au sommet, au centre d’une couronne de lau­rier, une grande main aux doigts allongés, étincelante d’or, qui s’élevait au-dessus de tous les rangs ; l’effet était grandiose.
— Voilà donc, m’écriai-je avec une émotion que je ne pus maîtriser, voilà donc le signe de ralliement que vos troupes portaient dans notre Gaule, dans l’Espagne, dans la Grèce, dans la Grande-Bretagne, dans toutes les provinces de l’ancien monde connu !… Voilà donc l’emblème que les Scipion, les Paul-Émile, les Marius et les Jules César, faisaient marcher devant leurs légions victorieuses, et passer dans les rues de Rome, au milieu de leurs cortèges triomphaux ! Que vous devez être fiers de votre passé et de votre histoire !…
Mes compagnons ne répondirent rien, mais ils avaient des larmes dans les yeux et l’émo­tion de la foule paraissait aussi grande que la nôtre.
En ce moment, des notes aiguës et stri­dentes déchirèrent les airs, et la petite armée se mit en mouvement. Le tribun militaire, entouré de son état-major, et monté sur un magnifique cheval rouan, cavecé de noir, marchait en tête, avec une crânerie et une dé­sinvolture qui provoquaient partout, sur son passage, des applaudissements frénétiques.
— Eh bien ! me dit Sulpicius, que pensez-vous de nos soldats ?
— Je pense, lui répondis-je, qu’ils feraient encore une grande figure en face des troupes gauloises, qui ont été, après les vôtres, et qui seront, bientôt encore, les premières troupes du monde. Leur tenue est superbe ; leur dis­cipline me parait excellente ; leur vigueur corporelle, entretenue par les exercices des gymnases et les exercices militaires, ne laisse rien à désirer. Des armées composées de pa­reils hommes pourraient certainement asservir encore la plupart des peuples modernes, si le combat leur était offert dans les mêmes conditions qu’autrefois.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire qu’autrefois les armées, après avoir combattu avec les frondes et avec les flèches, se rapprochaient et combattaient corps à corps avec des épées : c’était par des combats corps à corps que se décidait la vic­toire, tandis qu’aujoud’hui…
— Tandis qu’aujourd’hui ?, demanda Sulpicius.
— Elles combattent à la distance de plusieurs milles romains les unes des autres. L’art de la guerre a été changé de fond en comble. Nous faisons voler les remparts des villes en éclats, sans même les voir. Nous incendions les villes elles-mêmes sans y entrer. Nous faisons sauter les flottes et les vaisseaux, au milieu des mers, par des volcans artificiels sous-marins, et nous pourrions détruire des légions tout entières aussi promptement que là-haut, sur la terre qui nous couvre, la foudre détruit les troupeaux et les moissons.
— Et par quels moyens, me demanda-t-il, faites-vous de pareils prodiges ?
— C’est un secret qui ferait votre force, si je vous le disais, et qui pourrait entraîner votre perte, si vous ne le connaissiez pas : je tiens donc votre destinée entre mes mains.
— C’est vrai, dit Sulpicius, tant que la force réglera la destinée des peuples, il faut avoir la force pour soi, ou se résigner à périr !
Mes interlocuteurs échangèrent entre eux des regards qui me parurent singuliers, et la conversation cessa jusqu’au moment où nous arrivâmes à la porte des thermes.

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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