La gloire — Jean Rameau

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La Gloire

1
Frédéric Matabiau.
Qui ça ?
Un homme quelconque, fabriqué sur le même moule que tous les hommes, c’est-à-dire désirant faire parler de lui.
Dès le sein de sa nourrice, Frédéric Matabiau fit de la gloire le but unique de sa vie.
Voici comment il procéda pour y arriver.
1° Il rendit de grands services à sa ville natale.
La gloire ne vint pas.
2° Il inventa une pommade infaillible contre la chute des cheveux.
La gloire ne vint pas davantage.
3° Il fit distribuer chaque semaine cinq cent kilogrammes de pain aux poètes de son arrondissement.
La gloire fut encore rebelle.
4° Il inventa une pince-monseigneur électrique.
Pas plus de gloire que ci-devant.
5° Il sauva son pays, par suite de circonstances qu’il serait trop peu rapide d’expliquer dans cette histoire.
Il resta aussi ignoré qu’un vulgaire bienfaiteur de l’humanité.
Alors, oh ! alors, Frédéric Matabiau devint profondément pessimiste.

2
— Comment diable faut-il s’y prendre pour faire parler de soi ? se dit-il en rongeant ses poings.
Il se mit à feuilleter attentivement les livres, les brochures, les revues, les gazettes, tout ce qui, en un mot, dispense la gloire et la popularité dans un pays civilisé.

3
Cette étude dura dix ans, au bout desquels Matabiau, éclairé par la sagesse et l’expérience, la trouva enfin, la précieuse, la mirifique, la stupéfiante recette pour arriver à la gloire, recette facile à suivre, à la portée de toutes les bourses et de toutes les intelligences.
Frédéric Matabiau débuta par un coup de maître. Il perfora deux journalistes en duel et avala un casse-noisettes.
Aussitôt, de toutes parts, le nom de Matabiau retentit. Tous les almanachs publièrent ses exploits ; les photographes et les faiseurs de revues de fin d’année se l’arrachèrent, et plusieurs jeunes femmes, prix Montyon, lui envoyèrent des mèches de cheveux.
C’était beau. Mais cela ne suffisait pas à Frédéric Matabiau.

4
Et alors il trouva cette chose sublime, qui le rendit populaire jusqu’aux confins les plus reculés du monde habitable : il paria qu’il resterait quarante jours sans boire.
Le monde attentif regarda Matabiau pendant ces quarante jours. Après quoi, Frédéric couronna son mémorable exploit par celui-ci, non moins mémorable : il épousa une femme à deux têtes, qu’il avait vue pour cinquante centimes à la foire de Saint-Cloud.
Alors, oh ! alors, la gloire éclata, formidable et extravagante. L’astre de Matabiau fit pâlir ceux des ténors légers et des vieilles actrices. Un jeune premier du théâtre de la Porte-Maillot eut un panaris au doigt, et personne n’en parla. Le choléra éclata en France, et les journaux, encombrés par des premiers paris sur Matabiau, par des jeux de mots sur Matabiau, par des souvenirs et des anecdotes à propos de Matabiau, par des discussions à l’Académie de médecine et des interpellations à la Chambre sur le cas de Matabiau, par des charades sur Matabiau, par des annonces préconisant des purgatifs auxquels Matabiau avait bien voulu donner son nom, etc., etc., ne firent pas plus de réclame à cette malheureuse épidémie qu’à un vulgaire homme modeste de talent.

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Frissonnez ! Ce n’est rien encore.
— Maintenant que je suis bien en vue, se dit Frédéric Matabiau, allons-y crânement.
Et alors il donna le coup de grâce.
Voici :
Mme Matabiau (2 têtes), adroitement poussée par son mari, tua, avec son revolver, trois grands personnages qui lui avaient fait des déclarations d’amour.
Ce moyen, devenu bien banal depuis, fit rejaillir sur l’heureux époux de Mme Matabiau une gloire et une popularité tellement inouïes qu’une éclipse de soleil et la floraison du marronnier du 20 mars passèrent complètement inaperçues. Jamais de mémoire de journaliste, on n’avait vu ça.
Et ce drame sanglant, hélas ! se compliqua d’un drame plus sanglant encore qui accrut la célébrité de Matabiau dans des proportions telles que notre plume renonce à en donner l’idée.
Bornons-nous à dire que trois mois après, les perroquets et les phoques savants ne disaient plus que le nom de Matabiau.
Quant au drame, le voici dans sa tragique horreur :
Matabiau ayant été assez adroit pour amener une dissension politique entre les deux têtes de sa femme, Mme Matabiau (côté gauche) jeta un bol de vitriol au visage de Mme Matabiau (côté droit), ce qui amena des complications si fâcheuses, que la femme en partie double mourut en entier, laissant Frédéric Matabiau deux fois inconsolable.

6
Or, vingt ans après, Frédéric Matabiau, dont le nom remplissait l’univers depuis onze cents et quelques semaines, commença à trouver que la gloire c’était trop longtemps la même chose.
Il arriva même à trouver que c’était gênant.
Ne plus pouvoir monter dans un tramway, ne plus pouvoir prendre un bain de mer sans se trouver en face d’un reporter sous forme de conducteur d’omnibus ou sous forme de cachalot, ça finit par devenir crispant.
Et alors Frédéric Matabiau, avec le même acharnement qu’il avait mis autrefois à se faire connaître, s’appliqua à se faire oublier.
Voici comment il s’y prit :
1° Il se réfugia dans le Sahara.
La popularité de Matabiau s’accrut encore.
2° Il fonda une banque et fit banqueroute.
On parla de Matabiau comme aux plus beaux jours.
3° Il donna toute sa fortune à l’Assistance publique.
Mais Matabiau était lancé, et cette dernière opération ne porta presque pas atteinte à sa renommée.
— Ah ! c’est comme ça ! rugit-il. C’est bien. Nous allons voir, cette fois, si je ne réussis point.
Et, entrant furieusement chez un imprimeur, il y rédigea un manifeste dans lequel il se portait prétendant à la couronne de France.
Le croira-t-on ?
Matabiau ne devint pas impopulaire.

7
— C’est terrible, hoqueta-t-il en voyant que tous ses moyens échouaient.
Et, désespéré, il s’achemina lentement vers la Seine.
Il allait enjamber le parapet du pont des Saints-Pères et se jeter voluptueuseent à l’eau pour se débarrasser de son effroyable popularité, quand la vue d’un pauvre diable à cheveux longs, arrivant de la rive gauche, lui fit pousser un cri de triomphe.
— J’ai trouvé ! j’ai trouvé ! s’exclama-t-il avec une explosion de joie qui faillit renverser l’omnibus des Batignolles.
Frédéric Matabiau se rua chez un papetier, acheta de quoi écrire, s’enferma dans une mansarde, y maigrit, y pensa, y pleura, y noircit deux mains de papier d’une main fébrile, fit de cela un livre, l’envoya à toutes les sommités politiques et littéraires, et put enfin reconquérir l’obscurité la plus opaque, la solitude la plus funèbre, l’oubli le plus glacé et le plus génial.
En effet, personne ne parla plus de Frédéric Matabiau.
Il avait écrit un chef-d’oeuvre.

Jean Rameau, in Fantasmagories, histoires rapides — 1887
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Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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