Voici déjà longtemps que, voyageur de commerce, je bats les routes du Sud-Est dans mon auto, pour les cirages, pâtes et vernis de chaussures. Au printemps de 1921, j’arrivai à G…, une petite ville des Hautes-Alpes. Mes meilleurs clients de la ville sont pour moi des amis. Ces braves gens mariaient leur fille le lendemain ; ils exigèrent que je sois de la noce, comme témoin. Je ne pouvais leur refuser cette marque de sympathie.
Quelle noce, mes enfants ! Ce fut pantagruélique ; il n’y a pas d’autre mot. Les fêtes se prolongèrent plus que de raison. Après un dernier festin plantureux et arrosé comme la vallée du Nil, mais de façon plus capiteuse, je me vis obligé, bien que fort éméché, de repartir en pleine nuit pour rattraper le temps perdu. Je connais bien la région montagneuse, sauvage et désolée, mais, dans l’état où j’étais, ma topographie flancha dans les ténèbres épaisses et je m’engageai à faux.
Au bout d’environ une heure et demie, j’avais monté, descendu, remonté, redescendu en chantant à tue-tête, quand, tout à coup, mon moteur se bloqua et refusa le service. La lumière des phares me montra un chemin étroit, pierreux, encaissé, fort mauvais et qui me parut serpenter d’une façon redoutable. Peut-être avais-je été chançard de m’arrêter ainsi. En somme, j’ignorais totalement ma position géographique.
Peu enclin aux travaux mécaniques, je ne m’occupe moi-même de mon auto qu’à la dernière extrémité, et la recherche des causes de pannes est chose que j’exècre par-dessus tout. La magnéto… les bougies… le carburateur… au diable ! Je ne me sentais aucun courage. Je pestais. Je jurais, puis je fredonnais et je parlais tout haut, j’interpellais ma voiture malade… Je crois bien que j’attendais que ce moteur se raccommode tout seul et se dépanne par je ne savais quelle intervention miraculeuse. Maudissant de mystérieux ennemis, j’atteignis dans une poche des cartes qui ne pouvaient me servir à rien, puis, ma main rencontrant un pistolet automatique, j’en fis claquer en l’air tous les coups d’un chargeur.
Après quoi, riant comme un idiot, je repris ma place de conducteur, je maniai des leviers et des pédales qui ne répondirent pas à mes sollicitations et, brusquement, je m’endormis. Combien dura mon somme, je l’ignore, car je m’éveillai toujours en pleines ténèbres, et comme j’avais négligé de remonter aussi bien ma montre de poche que celle de ma voiture, toutes deux étaient également restées en panne à l’approche de deux heures. Mais je n’avais pu dormir beaucoup, car je n’étais qu’à peine dégrisé.
Quelqu’un ouvrait la portière de mon réduit et l’aspect du personnage qui m’apparut alors me saisit désagréablement. C’était un homme à la face asymétrique, au nez crochu comme un bec de rapace. Un œil avait désorbité son orbite vide et sanglante, et il y avait un point blanc sur la pupille de l’autre œil. Il semblait y voir, pourtant.
Sa bouche aux lèvres minces s’ouvrait largement de guingois ; une barbe de Kalmouck plantait son menton démesuré et ses joues creuses, tannées, surmontées de pommettes énormes. Le front bas, raviné, sortait à peine d’une tignasse crêpelée et tout ébouriffée. À demi bossu, il était chaussé d’espadrilles et habillé de tricot, telle une poupée de bazar. D’une voix grêle et grinçante, avec un sourire désolant, il s’informa :
— J’ai entendu des coups de pistolet. Comme il n’y a pas de bandits dans ce pays, j’ai pensé au signal d’alarme d’un voyageur désireux d’assistance. La route est tellement mauvaise et la courbe en S si dangereuse que la moitié des passages de voitures — assez rares — amènent des accidents. Je suis le saint Julien l’Hospitalier de ce désert. Puis-je vous aider ?
Il rit de ce petit rire aigrelet que les contes fantastiques prêtent aux gnomes et aux kobolds de la montagne. Je répondis en balbutiant :
— Je sais bien ce que j’ai, mais je crois bien que ma voiture est aussi grise que moi. J’attends qu’il me soit revenu assez de volonté et de raison pour arranger ça. Peut-être même me faudra-t-il aller à pied, chercher quelque part un ouvrier… Mais j’ignore où je suis.
— Vous êtes dans mon royaume, répondit l’apparition avec une espèce de fierté ironique. Ce lieu gîte au bout du monde… Sauf la mienne, il n’est guère d’habitation à moins d’une lieue à la ronde. Venez finir la nuit chez moi. Laissez vos phares allumés, crainte d’accidents. Vous me rendrez service en me désennuyant un peu. Je suis bon mécanicien, et demain, au jour, je vous retaperai votre voiture… Allons, venez, vous verrez des choses intéressantes.
Il s’exprimait avec une singulière exaltation et des yeux de fièvre. Après quelque dix minutes de marche par des sentiers scabreux et inégaux, nous fûmes à une maisonnette alpine qui devait dominer un vallon au fond duquel cascadait un filet d’eau.
Dans la salle basse, il y avait un bon feu. L’homme m’offrit à manger du pain dur, des choses fumées et amorphes, à boire, je ne sais trop quoi. N’ayant ni faim ni soif, je n’acceptai qu’une tasse de café aqueux et fadasse, pour ne pas l’offenser. Cette pièce basse était à moitié salle de ferme, à moitié atelier de mécanique. Un long établi garni d’étaux s’étendait le long d’un vitrage. De nombreux outils le parsemaient, parmi lesquels je remarquai un palmer, appareil délicat pour la micrométrie.
— Vous voyez, me dit-il, que je n’ai pas menti en me présentant comme un mécanicien.
Son laid visage, à ces paroles, s’illumina d’une joie extatique et il répéta :
— Un mécanicien, oui, un vrai, un mécanicien, même, comme il n’y en a guère, comme je crois bien qu’il n’y en a qu’un sur toute la terre.
Sa voix se fit plus basse, plus contenue.
Il me parla de plus près :
— Celui qui vous raccommodera votre bagnole, comme un vulgaire mécano, n’est rien de moins qu’un grand inventeur… un inventeur de génie… un des plus grands inventeurs que la terre ait vus, depuis Prométhée et l’anonyme au cœur bardé d’un triple airain.
— Bon ! me dis-je en mon langage familier. Encore un maboul !
— Oui, poursuivit-il, tandis qu’une flamme trouble brillait derrière l’horrible point blanc, ayant fait une machine, j’ai soufflé dessus, comme le Créateur sur son bonhomme d’argile, et j’y ai suscité l’intelligence ! Je suis celui qui a osé imaginer, dessiner et exécuter le Dictionnaire mécanique ! Il est là, sous cette housse. Retiré dans ce coin écarté où les voitures se brisent et où les hommes se broient, moi, au lieu de stupides appareils à faire la mort, j’ai créé la vie de toutes pièces, la vie et l’âme ! Mon appareil tient de la dactylographie, de la caisse enregistreuse, du phonographe, de la machine à calculer. Que d’organes il m’a fallu imaginer et façonner, quelles connexions inattendues établir ! Mais, inutile de vous expliquer : vous ne me suivriez pas. Vous allez voir.
Il arracha la housse de toile cirée et découvrit une machine encombrante. Un bâti massif portait des clefs, des touches, des pédales, des tableaux, des cadrans… Par les regards vitrés ouverts dans les parois, c’était un fouillis inouï d’organes délicats dont je n’eusse pu déterminer la fonction. Il posa :
— Vous êtes à votre bureau, votre dictionnaire mécanique bien à portée. Supposons que vous ignoriez la signification du mot… « imbécile », par exemple. À l’aide de ces touches agiles, dont chacune correspond à une lettre, vous écrivez au tableau le vocable en question.
L’action suivait la parole. Des déclics se produisaient, des lampes minuscules s’allumaient. Un timbre sonna. Le mot apparut en lettres de feu. Au-dessous s’inscrivit, à la façon des enseignes lumineuses, la définition complète… En même temps, une voix phonographique parlait les paroles écrites, tandis que je restais stupéfait, béant.
Longtemps, le kobold continua de faire fonctionner son appareil pour sa propre satisfaction. Il définit la science, la beauté, l’ennui… Le jour paraissant, il me dit :
— Vous aurez vu ça, vous, Dardelot… Moi je m’appelle Christophe Génial. Allons réparer votre voiture.
Comment savait-il mon nom ? Je le suivis, et en un clin d’œil, pour ainsi dire, il eut mis mon moteur en état. Je voulus le payer, il refusa. Il se contenta de me faire un signe de la main en disparaissant derrière une tête de roche. Moi je me retrouvai sur mon siège, le « macaron » en main. Je mis en marche. Cela partit tout seul. Je parvins à retrouver mon chemin et à reprendre mes affaires.
Dès que je le pus, quelque six mois après, je repassai par là. Je retrouvai le virage en double épingle à cheveux, le sentier et même le chalet dans la montagne. Mais il était vide. Par terre, il me sembla reconnaître l’emplacement quadrangulaire du Dictionnaire mécanique. Mais ce fut tout. Personne dans la région ne connaissait Christophe Génial et je n’ai jamais plus entendu parler de lui.
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Charles Torquet, « Le dictionnaire mécanique », « Les contes d’Excelsior », in Excelsior, n° 7302, 9 décembre 1930.