Pierre Véron — Une consultation médicale en l’an 2000, (1882)
Categories Les textes courts d’ArchéoSF
Pierre Véron
Une consultation médicale en l’an 2000
in Le Monde Illustré
23 septembre 1882
Encore ne sommes-nous qu’au début des expériences et des audaces de ce genre. Ils en verront bien d’autres, nos arrière-neveux !
Je me figure assister à une consultation aux abords de l’an 2000.
— Docteur, je viens vous consulter pour un malaise.
— Quel genre de malaise ?
— Docteur, j’ai une douleur aiguë qui me prend là du côté droit.
— Ah ! Est-ce ici ?
— Ici et plus haut. Plus bas aussi.
— Cela manque de précision. Toussez-vous ?
— Quelquefois.
— Digérez-vous bien ?
— Pas toujours.
— C’est peut-être le foie. À moins que ce ne soit le poumon. À moins que ce ne soit… Du reste, il est bien inutile de perdre notre temps à chercher ; nous allons bien voir. Couchez-vous là-dessus, que je vous ouvre.
— Que vous m’ouvriez !
— Naturellement. Comment voulez-vous que je me renseigne sans cela ? En auscultant ou en percutant, comme ces pauvres ânes du dernier siècle ?
Ah ! ils en ont entassé des bévues, les unes sur les autres, alors qu’il est si simple de voir par ses yeux ! Allons, étendez-vous ! Nous allons commencer par le foie.
— Mais, docteur…
— Vous ne sentirez rien, et vous suivrez toutes les phases de l’opération, grâce à notre nouveau procédé d’insensibilisation locale. Tenez, regardez.
Une, deux, le voilà, votre foie. Vous voyez bien ; il n’a rien du tout. Nous allons le recaser.
— Mais comment tiendra-t-il ?
— Il nous suffit de rejoindre les deux côtés de l’incision avec cette nouvelle composition qu’on appelle le ciment humain. C’est magnifique ! Ces Américains font tout de même des trouvailles étonnantes ! Je passe au poumon. Vous n’avez pas envie de prendre quelque chose auparavant ? Ne vous gênez pas, cela n’entrave en rien l’opération. J’ai là des biscuits et du rhum. Vous pouvez manger et boire, du moment où je ne touche pas à l’estomac pour l’instant. Le voilà, votre poumon. Il n’est pas vilain ! Attendez une minute, que j’aille chercher une loupe. Allons, voyons, prenez-le donc dans votre main. Seulement, ne le laissez pas tomber. Je suis à vous.
— Mais, docteur…
— Pas d’enfantillage, n’est-ce pas ? Ma loupe est dans cette armoire ; tenez, je l’ai. Rendez-moi votre poumon. C’est qu’il n’est pas vilain du tout ! Il n’a même rien absolument. Ce n’est pas encore là la cause de votre douleur. Nous allons le replacer.
Tiens ! une idée. Si ça venait des reins ? Ce n’est pas probable, mais enfin, pour ce que ça nous coûte pendant que nous y sommes. Insensibilisons ces petits reins tout de suite. Là. Et quand on pense qu’autrefois chirurgie et médecine faisaient deux. Ah ! quels crétins que nos prédécesseurs !
Et la consultation continuera sur ce ton folâtre.
Et le malade, dépecé, désarticulé, finira par rentrer recollé de fond en comble en son domicile, où il dira à son épouse :
— Ah! ma chère, si tu avais vu quels jolis poumons j’ai ! C’est rose, c’est charmant, c’est…
Pierre Véron, « Courrier de Paris » (extrait), Le Monde illustré, n° 1330, 23 septembre 1882, p, 194
[button link= »http://librairie.publie.net/fr/ebook/9782814506886/le-raccommodeur-de-cervelles » round= »yes » size= »normal » color= »red » flat= »no » ]Lire Le Raccommodeur de cervelles et autres nouvelles[/button]Image : anatomicalprints.com
Un commentaire sur “Pierre Véron — Une consultation médicale en l’an 2000, (1882)”