Tous les dimanches, dans les colonnes d’ArchéoSF, le fameux journaliste Jean Lecoq prend la plume dans la rubrique L’œil de Lecoq !
Parmi les immeubles que l’achèvement du boulevard Haussmann condamne à la démolition prochaine, il en est un que beaucoup de Parisiens ne verront pas disparaître sans un sentiment de regret. C’est celui où, tout enfants, ils eurent une première révélation des mystères de la physique amusante, celui où se trouvait le théâtre de Robert-Houdin.
Robert-Houdin… Avec la disparition de la petite scène où se perpétuaient ses traditions, n’est-ce point le nom même de l’illusionniste naguère fameux qui va sombrer dans l’oubli ?
Ce serait grand dommage, car Robert-Houdin fut plus qu’un simple faiseur de tours de gobelets ; il fut incontestablement le créateur de la prestidigitation moderne. Les prestidigitateurs, avant lui, n’étaient que des escamoteurs. Il a élevé l’illusionnisme à la hauteur d’un art.
Jean-Eugène Robert, dit Robert-Houdin, est né à Blois le 7 décembre 1805. Son père était horloger ; et vous voyez tout de suite comment l’enfant devint prestidigitateur. En étudiant le métier paternel, il se familiarisa avec toutes les délicatesses de la mécanique, et ses doigts acquirent une incomparable dextérité. Robert-Houdin fut avant tout un merveilleux mécanicien. Il construisit des automates qui ne le cédaient en rien aux ouvrages les plus parfaits de Vaucanson.
Sait-on qu’il est le véritable père du taximètre ?… Déjà, sous le Second Empire, la Ville de Paris se préoccupait d’adapter des compteurs horo-kilométriques aux voitures publiques. C’est à Robert-Houdin, comme déjà pour divers travaux de mécanique, qu’elle s’adressa pour la construction de l’appareil-type ; et celui-ci imagina un compteur qu’on mit à l’essai et qui fonctionna parfaitement.
Enfin, dans la dernière période de sa vie, il se livra à de remarquables travaux sur les radiations lumineuses et construisit des instruments qu’on emploie encore aujourd’hui dans les laboratoires d’ophtalmologie.
Telle est l’œuvre du mécanicien et du savant. Vous voyez qu’elle n’est pas négligeable.
Elle permet au prestidigitateur d’apporter de nouveaux éléments de succès dans l’exercice de son art. La science de l’électricité, alors dans l’enfance, n’avait plus de secrets pour Robert-Houdin. Il lui fit jouer un rôle considérable dans l’organisation de ses spectacles. Avant lui, les escamoteurs n’étaient que d’assez vulgaires charlatans et ne connaissaient guère d’autres trucs que ceux de la boîte à double fond. Robert-Houdin, après avoir, pendant des années, travaillé à perfectionner toutes sortes de merveilleuses inventions mécaniques et électriques, ouvrit son premier théâtre au Palais-Royal.
Tout Paris y courut. À la faveur du public, la faveur royale ne tarda pas à se joindre. Robert-Houdin fut appelé souvent aux Tuileries, où Louis-Philippe l’invitait à distraire ses enfants.
C’est à la fin d’une de ces soirées que le Prince de Joinville dit au prestidigitateur un mot charmant que celui-ci a rapporté. Le futur amiral avait été frappé par un tour nouveau de l’illusionniste ; il ne tarissait pas d’éloges sur la dextérité avec laquelle Robert-Houdin l’avait exécuté.
— Monseigneur, lui dit alors le prestidigitateur, ce tour est pourtant très simple ; et si vous me permettez de vous l’expliquer…
— Non, non ! s’écria le prince, ne me l’expliquez pas : c’est si bon d’avoir des illusions.
Ses succès au Palais-Royal permirent bientôt à Robert-Houdin d’aller s’installer en plein boulevard. La petite scène dont l’achèvement du boulevard Haussmann entraîne la disparition, connut une vogue que bien des grands théâtres auraient pu lui envier. Les Parisiens les plus graves et les plus sceptiques semblaient avoir retrouvé l’âme de leur enfance, tant ils prenaient de plaisir à applaudir aux créations du prestidigitateur. Le Coffre de cristal, la Pendule mystérieuse, le Génie des Roses, vingt autres attractions où l’on ne savait ce qu’il fallait le plu admirer de la science ou de l’habileté de l’opérateur, retrouvaient chaque jour, devant une salle comble, le même succès.
La réputation de l’illusionniste ne tarda pas à gagner les provinces et à franchir les frontières. Robert-Houdin fit quelques tournées des plus fructueuses, dans les grandes villes de France et de l’étranger. Il passa même quelque temps en Algérie, chargé d’une mission quasi officielle.
C’était l’époque où la pacification rencontrait chez les Arabes de sérieuses résistances. Certains marabouts sorciers, à l’aide de pratiques qui relevaient de la prestidigitation la plus élémentaire, fanatisaient contre nous les populations. Le gouvernement eut l’idée de montrer aux Arabes que nos marabouts étaient meilleurs sorciers que les leurs. Et il leur envoyer Robert-Houdin. Celui-ci n’eut pas de peine à « débiner » les trucs de ses concurrents, et démontra triomphalement aux populations arabes que les tours de leurs marabouts n’étaient que jeux d’enfants à côté des siens. De l’aveu des chefs et des administrateurs militaires, sa tourne en Algérie eut une excellente influence sur la pacification du pays.
Robert-Houdin fut plus qu’un novateur : un véritable créateur. Tout l’art du prestidigitateur moderne est son œuvre. Avec lui, le charlatanisme des escamoteurs a fait son temps. Sa figure glabre, ses cheveux longs et bouclés à la mode de 1830 lui donnent la physionomie d’un écrivain ou d’un artiste de l’époque romantique. Il se présente en habit noir ; sa parole est sobre, son éloquence est simple. Il ressemble à un savant qui va faire une conférence bien plutôt qu’à un prestidigitateur qui se dispose à escamoter votre mouchoir ou votre montre.
L’habileté de la main, chez lui, est parfaite, mais elle n’est, dans son art, qu’un élément secondaire. C’est à sa science, c’est aux ressources merveilleuses qu’il tire de son savoir en mécanique et en électricité que l’artiste doit la plus grande part de son succès. C’est vraiment là de la « physique amusante ».
Sept ans d’exercice de la profession d’illusionniste suffirent pour assurer la fortune de Robert-Houdin. Il se retira alors au pays natal, dans la propriété du Prieuré, à Saint-Germain, près de Blois. Et, pour s’occuper ses loisirs, s’amusa, comme, au XVIIIe siècle, Grimod de La Reynière, à truquer sa maison.
Le sculpteur Dautan, son ami, appelait le Prieuré « l’abbaye de l’Attrape ». C’était, en effet, le logis où toutes les mystifications attendaient les visiteurs.
Il suffisait de sonner à la porte. Immédiatement, le mot « Entrez » apparaissait en lettres lumineuses. Les grilles s’ouvraient toutes seules. Le visiteur devait traverser un petit parc avant d’atteindre le perron ; il devait aussi franchir un ruisseau qui coupait ce parc en deux. Or, il n’y avait pas de pont. Mais sur le bord se trouvait un petit banc portant cette inscription : « Asseyez-vous ». À peine assis, le visiteur se trouvait transporté sur l’autre rive. Et partout, dans la maison, dans le jardin, dans les communs, le maître du logis avait multiplié les inventions ingénieuses et facétieuses à la fois. Il avait notamment, et bien avant que se produisit la crise des domestiques, demandé à la mécanique et à l’électricité la simplification de tous les travaux de l’intérieur. C’est ainsi, par exemple, que ses chevaux recevaient chaque our leur ration d’avoine sans qu’un garçon d’écurie eût besoin d’y mettre la main.
Robert-Houdin vécut heureux dans son « abbaye de l’Attrape » jusqu’après la guerre de 1870-71. Mais les malheurs du pays et la mort de son fils aîné, capitaine au 1er zouaves, tué à Reichshoffen, attristèrent ses derniers jours et hâtèrent sa fin. Il mourut au Prieuré le 13 juin 1871.
Son nom survivait jusqu’à présent, grâce au petit théâtre où se continuaient les traditions d’un art dont il fut le créateur. Le petit théâtre lui-même va disparaître. Pourquoi la Ville de Paris ne perpétuerait-elle pas, soit en apposant une plaque commémorative sur la première maison du boulevard Haussmann, soit en donnant son nom à une rue nouvelle, le souvenir du charmant illusionniste, de l’habile prestidigitateur, de l’émule de Vaucanson, qui émerveilla tant d’imaginations enfantines, et, peut-être, éveilla dans plus d’une jeune cervelle le désir de pénétrer les mystères de la science ?
On a conté maintes et maintes anecdotes sur Robert-Houdin. La plus typique est la farce qu’il fit un jour à une marchande d’œufs sur le marché de je ne sais plus quelle ville normande :
— Combien vos œufs, la mère ?
— Treize sous le quarteron, mon bon monsieur.
— Treize sous… Mais c’est trop bon marché pour des œufs qui contiennent des louis d’or.
— Des louis d’or… ?
— Mais parfaitement, des louis d’or !
Et, prenant deux ou trois œufs au hasard, Robert-Houdin les cassa sous le nez de la vieille et tira de chacun d’eux un beau louis tout neuf.
Ébahissement de la paysanne, qui se mit à faire une gigantesque omelette avec les œufs de son panier. Mais pas plus de louis que sur la main. La foule s’est assemblée. La vieille, furieuse, dénonce le maudit sorcier. Quelqu’un, heureusement, a reconnu l’illusionniste :
— C’est Robert-Houdin !
On rit, tandis que le sorcier s’éloigne après avoir payé la casse généreusement.
D’autres prestidigitateurs connurent la vogue avec et après Robert-Houdin, mais leur nom n’a point, au même titre que le sien, survécu dans la mémoire des générations.
Bosco — l’italien Bartoloméo Bosco — fut le plus célèbre parmi ceux qui le précédèrent dans la carrière de l’illusionnisme. Il avait fait les campagnes de l’Empire. Prisionnier en Russie, il dut à son habileté d’être rendu à la liberté. Il avait un extraordinaire talent de ventriloque et il s’en servait constamment pour mystifier les gens. Un jour, au marché, il discutait avec une paysanne sur le prix d’un cochon.
— Voyez-vous, disait-il à la marchande, votre cochon lui-même trouve que vous voulez le vendre trop cher.
Par là-dessus, on entendit un grognement ; et une voix, qui semblait sortir du groin du cochon, disait :
— Oui, ma maîtresse veut vous voler. Je ne vaux pas si cher que ça !
Parmi les derniers prestidigitateurs en renom, le Toulousain Marius Cazeneuve, qui mourut à la veille de la guerre, fut peut-être le plus fameux. Il avait fait des tours de physique amusante devant les têtes couronnées de monde entier ; il avait même été quelque temps à Madagascar, ministre de la reine Ranavalo.
Comme quoi, vous le voyez, la prestidigitation peut conduire aux plus hautes destinées.
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Jean Lecoq, Le Petit Journal illustré, 8 mars 1925