Scientia liberatrix, ou la Belle-mère explosible, Alphonse Allais (1899)
Categories Les textes courts d’ArchéoSFNe privons point nos lecteurs en particulier et l’humanité en général de la curieuse communication suivante que m’adresse un des plus éminents chimistes français :
« Cher ami,
« Il n’est certes pas dénué d’intérêt le récit que vous fîtes récemment de cette pauvre belle-mère mourant de frayeur au terrifiant spectacle d’un lion empaillé duquel, soudain, les yeux lancent des éclairs et la gueule de fauves rugissements.
« Moi qui vous parle, ou plutôt qui vous écris, j’ai obtenu voilà plus de vingt ans (il y a prescription) le trépas de mon infortunée belle-mère, grâce à un procédé qui, pour être rigidement scientifique, n’en est pas moins des plus recommandables.
« Si vous voulez m’accorder l’hospitalité de vos généreuses et vulgarisatrices colonnes, beaucoup, sans doute, de ces messieurs les lecteurs puiseront en mon aventure la profitable indication.
« Marié depuis peu de mois, je professais déjà à l’égard de ma belle-mère une de ces aversions qui déchaînent au cœur du plus doux agneau — c’était mon cas — le torrentiel Vésuve des âpres cannibalismes.
« La tuer ? Oh ! depuis longtemps, je m’y sentais résolu, mais la tuer, comment ?
« Sans positivement mépriser notre gendarmerie nationale, je recule toujours, au dernier moment, l’occasion de me trouver en conflit avec les braves militaires qui sont l’ornement de cette institution.
« Or le meurtre, tant soit peu connu de n’importe qui, fût-ce d’une belle-mère, suffit à déterminer la visite chez vous d’un maréchal des logis ou parfois même d’un modeste brigadier de gendarmerie.
« Il me fallait donc imaginer un mode de trépas écartant tout soupçon indiscret et défiant l’investigation de nos plus fins limiers, dirait M. Pierre Delcourt.
« Chimiste, ce fut à la chimie que je fis un suprême appel.
« … Pendant l’été, ma belle-mère avait coutume de se costumer uniquement, et des pieds à la tête, en tissus de coton.
« C’était sa marotte, le coton !
« — Le coton, se plaisait-elle à répéter, il n’y a rien de plus sain.
« … Comment cette idée vint-elle à germer dans mon cerveau, je ne me souviens plus, mais un beau jour…
« Je m’interromps pour rire, pour rire encore.
« Un beau jour, avec les ruses d’un apache qui serait cambrioleur, je m’emparai de plusieurs pièces composant son habillement, bas, pantalon, chemise, jupe, blouse, etc.
« Ce lot de vêtements, je l’emportai dans mon laboratoire et lui fis subir l’opération très simple et bien connue qui transforme le paisible coton en redoutable fulmi-coton.
« Je m’arrangeai ensuite, et diaboliquement, pour qu’elle endossât bientôt cette explosive et sémillante toilette.
« Un soleil terrible sévissait ce jour-là.
« Assise sur un banc de pierre, ma belle-mère savourait je ne sais quelle inepte littérature.
« Moi, posté non loin de là, armé d’une forte lentille et décidé à tout, je projetai sur la pauvre femme un intense faisceau de rayons solaires.
« Ce ne fut pas très long : un grand cri, une flambée comme de féerie, puis plus rien !
« Le médecin légiste conclut que ma belle-mère était une alcoolique invétérée, et qu’il ne fallait voir dans cet accident qu’un cas assez curieux de combustion spontanée.
« Je ne jugeai point nécessaire de contredire notre savant.
« Veuillez agréer…
« X…
« Membre de l’Académie des Sciences. »
S’il n’y avait pas aujourd’hui prescription, tout de même, quel scandale !…
Alphonse Allais, « Scientia liberatrix, ou la Belle-mère explosible », « La vie drôle », in Le Journal, n° 2637, 17 décembre 1899.
À lire : Alphonse Allais, « Insanité », in Les Autres vies de Napoléon Bonaparte