Tancrède de Visan, L’odyssée d’une robe de soie en l’an 2095 (1925)

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Un peu de variété n’est pas pour nuire dans une revue comme la nôtre, aussi sommes-nous heureux de pouvoir présenter aujourd’hui, à nos lecteurs, une amusante « anticipation » due à la plume de M. Tancrède de Visan, dont la personnalité est assez connue dans le monde littéraire pour qu’il nous soit inutile de le présenter à nos amis.

Cette journée du 27 mai de l’an 2095 s’annonçait bonne pour Elieth. La tante Dupont venait de mourir.
Ce nom de Dupont, à peine remarqué au siècle précédent, était devenu l’un des plus célèbres de la bourgeoisie et des plus honorés, depuis la disparition des derniers rejetons de l’aristocratie française émigrés en Amérique. Or, la tante Dupont laissait une fort jolie propriété historique en Savoie. Malgré les droits de succession, se montant alors à 95 % pour les collatéraux au troisième degré, Elieth n’hésita pas.
Vite elle voulut prendre possession de ce château et d’abord le visiter. Elle obéissait ainsi à une curiosité légitime, car à cette époque une maison datant d’un siècle était la chose la plus rare du monde. L’avant-dernière guerre mondiale en effet, survenue quelque temps après l’invasion de la race jaune, avait anéanti la moitié de l’Europe, grâce aux engins perfectionnés permettant d’exterminer une nation en sept ou huit minutes. La demeure de la tante Dupont, située dans une région dépourvue de dépôts à munitions, avait, comme par miracle, échappé à l’action des explosifs.
Henry, le troisième mari d’Elieth, venait de partir pour Moscou, où l’appelait un déjeuner d’affaires, sur son super-avion-limousine. La jeune femme, après avoir poussé la porte, découpée comme un hublot, de la salle à manger tout acier, pour y consommer sa boulette chimique quotidienne, décrocha son petit téléphone sans fil et cria à son mari :
— Notre tante Dupont est heureusement décédée. Prends-moi à ton retour, nous donnerons un coup de pied jusqu’en Savoie. Nous visiterons la maison et nous serons de retour pour les « Chœurs malgaches » dont la première a lieu ce soir à Montmartre. Je t’attends à 15 heures, au sommet de l’aérodrome des Galeries Moscovites.
L’atterrissage fut laborieux. D’épaisses forêts avaient envahi la région d’Aix-les-Bains, depuis que la mode sévissait de villégiaturer dans les confortables palaces du Sahara.
Enfin le super-avion-limousine-deux places put se poser, sans casser du bois, dans la cour de la ferme électrique attenante au château.
Tandis qu’Henry repliait contre le mur son biplan démontable, Elieth parcourait déjà la maison, s’extasiant sur les meubles style troisième République et demeurés dans un état de conservation remarquable, s’ébahissant devant les cheminées de marbre que l’architecture moderne, depuis le chauffage électrique, avait fait disparaître
Des armoires en pitchpin la divertirent, car toutes celles qui ornaient sa demeure étaient en ciment armé. Plus que tout l’impressionna la vue de cette villa construite en pierres de taille, alors que depuis longtemps les maisons ne s’édifiaient plus qu’en fer et acier. Vraiment Elieth avait beau exciter sa mémoire, évoquer sa plus tendre enfance, jamais elle n’avait vu de près, une maison aussi curieusement archaïque.
Ayant ouvert le tiroir d’une bizarre commode en noyer ciré Elieth poussa un cri. Une robe était là, oui, une robe, alors que depuis longtemps les femmes avaient pris l’hygiénique et sportive habitude de se promener nues et le corps orné de petits quadrillés peints à la détrempe.
— Viens vite voir, cria-t-elle en éclatant de rire, à son mari demeuré en contemplation du toit recouvert d’ardoises, car Henry n’avait jamais vu que des revêtements en zinc inoxydable.
Et dépliant avec mille singeries cette relique datant peut-être de 1925, Elieth étala sur son poing cette mousseline de soie où des roses étaient imprimées. Une fine dentelle d’argent incrustée de fleurs rehaussait l’éclat de cet étroit fourreau que nos aïeules portaient au temps des tom-pousse, des sacs en marocain rouge, des mah-jong et des ridicules petites autos impuissantes à dépasser le 200 à l’heure.
— C’est de la soie, ma parole, dit Henry, de la vraie soie naturelle, ma foi, comme on en fabriquait encore à Lyon sous le Gouvernement d’un certain Ministre… chose… machin. Au diable, mon histoire !… Ah ! oui, un nommé Herriot, je crois… Ce doit être rudement rare.
Depuis un siècle, en effet, on ne connaissait plus que la fabrication de la soie artificielle et les quelques vêtements très réduits qu’on portait encore, les jours d’hiver, étaient tous en bourre de cellulose.
— On dirait un déguisement de mi-carême. Certainement notre tante Dupont ne portait plus ce vêtement de carnaval ; peut-être le gardait-elle en souvenir de son arrière-grand-mère dont j’aperçois le portrait, contre ce mur, en cheveux courts.
— Ce que c’est que la mode, dit Henry ; à présent les femmes ne portent plus de cheveux du tout.
Et la même phrase, la phrase type, répétée de siècle en siècle sortit de leurs lèvres :
— Comment a-t-on pu s’habiller ainsi ?
Le français étant devenu langue morte, Henry conclut dans son argot de bonne humeur :
— Et pourtant cette étoffe a un certain jus.
Puis ils refermèrent les portes et avant de reprendre leur vol ils offrirent la robe, en guise d’étrennes, à la fille de la fermière qui mettait l’hélice en marche.
Cette jeune fille, la dernière enfant d’un fermier millionnaire, n’avait pas voulu imiter ses sœurs aînées devenues concierges à bord des dirigeables-gratte-ciels à plusieurs étages, ou nurses à Yokohama. Elle était sagement demeurée auprès de ses parents, dans cette ferme de Savoie, où, depuis la traite des vaches jusqu’à l’accouchement des veaux, en passant par le bouclage des porcs, tout se faisait électriquement.
Rien n’était gracieux comme de voir Mary — elle s’appelait décidément Mary — les jambes peintes d’un dessin arachnéen — car on ne portait plus de bas — et chaussée de souliers d’antilope brodée en guise de sabots, tourner un commutateur tout en lisant une vieille thèse sur le classicisme des Dadaïstes, et présidant sans effort à la confection mécanique, par résidus récupérés, de cervelas truffés.
Mary trouva fort grotesque le cadeau d’Elieth. Cette robe dont le décolletage enfantin ne laissait voir qu’une partie du dos et seulement la moitié de la taille la plongea dans la plus folle hilarité.
C’est pourquoi elle n’eut rien de plus pressé que de l’échanger, par l’intermédiaire d’un employé du Planteur de Caïffa qui passait à ce moment avec son aviette-camionnette, contre un billet de cinéma chantant à bord d’un cirque aérien installé dans la plaine avec ses roulottes dirigeables.
Un bienfait n’est jamais perdu. Une robe non plus. Celle-ci revendue à une société anonyme extrêmement florissante de bric-à-brac fut expédiée à Tombouctou, où les indigènes, qui ont toujours retardé de quelques siècles sur la civilisation, commençaient à se vêtir et à rechercher les étoffes sombres. Une élégante négresse la transforma en combinaison.

 

* * *

À quelques années de là, un conservateur du Musée des tissus de Lyon, ayant été envoyé en mission par la Chambre de Commerce sur les bords du Niger, afin de compléter certaines collections de soieries anciennes, et singulièrement de dessus de pianos, devenus extrêmement rares depuis la création des grands orchestres automatiques, descendit au Nigritie-Carlton.
Un matin qu’il flânait devant le palace, il vit un petit chasseur du Bar Africain nettoyer son hélicoptère avec un chiffon fin où adhéraient encore quelques parcelles de dentelle d’argent.
S’étant rendu possesseur de ce paquet de cambouis en échange de quelques grammes de radium synthétique devenu sans valeur, il le nettoya habilement et vit apparaître à ses yeux émerveillés de connaisseur tout un pan de mousseline de soie lamée bayadère ; une rose imprimée achevait de se faner.
Exalté par sa trouvaille, le conservateur se hâta d’expédier cette pièce unique à son Musée, où les étrangers viennent chaque jour l’admirer en foule. Cette relique, d’un âge lointain, dont il reste fort peu de spécimens, orne un des panneaux de la seconde salle à droite, en partant du nord, et porte dans le catalogue, sous le numéro 137, la mention suivante :
« Écharpe en soie naturelle que les populations d’Afrique-Occidentale mettaient jadis en guise de draperies décoratives sur leurs instruments de musique appelés pianos à queue (très rare). »

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Tancrède de Visan (pseudonyme de Vincent Biétrix, 1878 - 1945)

« L’odyssée d’une robe de soie en l’an 2095 », in La Soierie de Lyon, Huitième année, n°15, 1er août 1925

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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