L’Étoile, H.G. Wells (1897) — Partie 1

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Le premier jour de l’année nouvelle, trois observatoires signalèrent, presque simultanément, le désordre survenu dans les mouvements de Neptune, la plus éloignée des planètes qui gravitent autour du Soleil. En décembre déjà, Ogilvy avait alerté l’opinion sur un ralentissement suspect de sa vitesse. Une telle nouvelle était peu faite pour intéresser un monde ignorant majoritairement l’existence même de Neptune, si bien que, en dehors de la communauté des astronomes, la découverte ultérieure d’une faible et lointaine tache lumineuse dans la région troublée ne causa aucune agitation particulière. Les scientifiques, cependant, prirent la découverte en considération, avant même qu’on s’aperçoive que ce corps nouveau devenait rapidement plus grand et plus brillant, que ses mouvements étaient tout à fait différents de la révolution régulière des planètes et que la déviation de Neptune et de son satellite prenait maintenant des proportions sans précédent.
Sans formation scientifique, on peut difficilement se rendre exactement compte de l’incroyable isolement du système solaire. Le Soleil, avec ses grains de planètes, sa poussière de planétoïdes et ses impalpables comètes, nage dans un vide immense qui défie l’imagination. Au-delà de l’orbite de Neptune, c’est l’espace, vide autant que l’œil humain l’a percé, sans chaleur, lumière ou son, un néant incolore, sur trente millions de fois un million de kilomètres. C’est la moindre des évaluations de la distance à parcourir avant d’atteindre la plus proche des étoiles. Hormis quelques comètes moins consistantes qu’une flamme légère, rien jamais, à la connaissance humaine, n’avait franchi ce gouffre avant l’apparition, au tout début du XXe siècle, de cet étrange vagabond. C’était bien un corps énorme et pesant qui, de l’obscur mystère des cieux, se précipitait sans crier gare dans le rayonnement solaire. Le second jour, pour tout télescope qui se respecte, elle était clairement visible, un point d’un diamètre à peine sensible, dans la constellation du Lion, près de Régulus. En peu de temps, on put l’apercevoir avec de simples jumelles.
Le troisième jour de la nouvelle année, ceux qui, dans les deux hémisphères, lurent les journaux furent avertis pour la première fois de la réelle importance que pouvait avoir cette apparition céleste. Un journal de Londres titra Une collision de planètes et publia l’opinion de Duchaine selon laquelle l’étrange apparition heurterait probablement Neptune. Les éditorialistes développèrent le sujet ; si bien que le 3 janvier, dans la plupart des grandes capitales du monde, on s’attendit vaguement à un phénomène astronomique imminent. Et quand la nuit succéda au crépuscule, des milliers de gens levèrent les yeux vers le ciel pour découvrir… les vieilles étoiles familières, telles qu’elles avaient toujours été.
À Londres, l’astre apparut vers l’aurore, à l’heure où Pollux disparaît et les étoiles pâlissent : une aurore d’hiver, une infiltration de lumière malsaine qui s’accumule, et la lueur du gaz et des lampes qui brillait, jaune, aux fenêtres où les gens veillaient. Le policeman somnolent l’aperçut, les foules affairées dans les marchés restèrent bouche bée, les ouvriers se rendant à leur labeur matinal, les laitiers, les cochers des fourgons des postes, les noctambules qui rentraient éreintés et pâles, les vagabonds, les sentinelles à leur poste, et, dans la campagne, le laboureur cheminant à travers champs, les braconniers rentrant furtivement, par toute la contrée encore sombre qui s’éveillait – et sur la mer, les marins en vigie épiant le jour –, tous purent voir une grande étoile blanche surgir dans le ciel d’Occident.
Elle était plus brillante qu’aucune étoile de nos cieux ; plus encore que l’étoile du berger. Une heure après le lever du soleil, elle luisait plus encore, large et blanche, non plus une simple tache de lumière clignotante, mais un petit disque rond d’un éclat net et clair. Là où la science n’est pas allée, les hommes s’étonnent et prennent peur, se racontant les uns aux autres les guerres et les fléaux qu’annoncent les signes enflammés des cieux. Les Boers opiniâtres, les Hottentots au teint de cuivre, les nègres de la Côte de l’Or, les Français, les Espagnols, les Portugais épiaient dans l’ardeur du soleil levant l’installation de cette étrange étoile nouvelle.
Dans cent observatoires, ce fut une surexcitation contenue qui se transforma bientôt en exclamation lorsque les deux corps lointains se précipitèrent l’un sur l’autre. On rassembla les appareils photographiques, les spectroscopes, toutes sortes d’instruments pour enregistrer ce nouveau et surprenant phénomène : la destruction d’un monde. Car c’était un monde, une planète sœur de notre Terre, en vérité infiniment plus grande qu’elle, qui, si soudainement, s’élançait vers la mort flamboyante. Neptune avait été bel et bien frappée par l’astre étrange venu du fond de l’espace, et, sous la violence de la collision, les deux globes solides donnèrent naissance à une vaste masse incandescente. Ce jour-là, deux heures avant l’aube, la grande étoile blanche et pâle amorça son orbe dans le ciel et s’évanouit à l’ouest, quand le soleil apparut derrière elle. Partout les hommes s’émerveillaient ; mais nul autant que les marins, habituels contemplateurs des étoiles, qui, sur l’immensité des océans, ne savaient rien du nouvel astre, et le voyaient maintenant se lever comme une lune minuscule, monter au zénith, passer au-dessus de leur tête et s’enfoncer vers l’ouest avec les dernières ombres de la nuit.
Quand à nouveau l’étoile se leva sur l’Europe, partout s’étaient rassemblées des foules attentives : sur le versant des collines, sur les toits des maisons, dans les plaines, les yeux fixés vers l’est pour voir apparaître la grande étoile nouvelle. Elle surgit, précédée d’une luminescence blanche, comme l’éclat d’un grand feu pâle, et ceux qui l’avaient découverte la nuit précédente s’écrièrent en la voyant : « Elle est plus grande ! Elle est plus brillante ! » Et de fait, la lune à demi pleine, prête à disparaître à l’horizon, gardait une taille qui ne soutenait pas la comparaison, mais c’est à peine si elle avait autant d’éclat que maintenant le petit cercle de cette étrange étoile nouvelle.
« Elle est plus brillante ! » criaient les gens, s’attroupant dans les rues. Mais dans les observatoires obscurs, les témoins attentifs retenaient leur souffle et s’interrogeaient du regard : « Elle s’approche ! disaient-ils, elle est plus près ! »
Et chacun de répéter : « Elle s’approche ! » Le télégraphe, à petits coups, s’empara de ces mots ; ils tremblotèrent au long des fils du téléphone et, dans des milliers de villes, des employés aux mains noircies tapèrent sur le clavier : « Elle s’approche ! » Ceux qui écrivaient dans les bureaux, frappés d’une étrange inquiétude, posèrent leurs plumes ; d’autres qui causaient, en mille endroits, saisirent l’inimaginable signification de ces mots : « Elle s’approche ! » Ils coururent le long des rues qui s’éveillaient, dans les villages tranquilles sous la gelée blanche ; ceux qui avaient lu la nouvelle sur les bandes du télégraphe se tenaient sur le pas des portes dans les lueurs jaunâtres du matin et l’annonçaient aux passants : « Elle approche ! » Les jolies femmes, fraîches et rayonnantes, l’apprirent entre deux danses et feignirent un intérêt qu’elles ne ressentaient pas : « Plus près, vraiment ? Que c’est curieux ! Faut-il que ces astronomes soient ingénieux pour découvrir pareilles choses ! »
Les vagabonds solitaires cheminant par la nuit glaciale, en regardant au ciel, pour se réconforter, se murmuraient ces mots : « Elle fait bien de s’approcher, la nuit est aussi froide que la charité ! Tout de même, si elle approche, elle n’apporte guère de chaleur. »
« Que peut me faire une nouvelle étoile ! » s’écriait une femme en pleurs, agenouillée auprès d’un mort.
L’étudiant, levé de bonne heure pour préparer un examen, s’empara du problème, pendant que la grande étoile blanche étincelait, large et brillante, à travers les fleurs de gelée de sa fenêtre : « Centrifuge, centripète, disait-il, son menton dans la main, arrête une planète dans sa course, lui enlève sa force centrifuge, et puis après ? La force centripète s’en empare et elle vient tomber dans le Soleil ! Et alors !… Sommes-nous sur son chemin ? Je me le demande… »
Ce jour-là s’en fut comme les autres, et, avec les premières heures des ténèbres glaciales, s’éleva de nouveau l’astre étrange. Il était maintenant si brillant que la Lune croissante ne semblait plus être que son propre fantôme, pâle et jaune, énorme, flottant dans le crépuscule. Dans une ville sud-africaine, un grand homme s’était marié et les rues étaient éclaboussées de lumière comme pour saluer son retour avec son épouse : « Les cieux mêmes l’éclairent ! » dit un flatteur. Sous le Capricorne, deux amants nègres, affrontant par amour l’un de l’autre les bêtes sauvages et les esprits mauvais, s’étaient blottis dans un fourré de roseaux où voltigeaient les lucioles : « C’est notre étoile ! » murmurèrent-ils, et ils se sentirent étrangement réconfortés par sa douce clarté.
Le Grand Mathématicien s’assit à son bureau et repoussa quelques papiers. Il avait presque terminé ses calculs. Dans une petite fiole blanche restait encore un peu de la drogue qui l’avait tenu éveillé et actif quatre longues nuits. Chaque jour, serein, clair, avec sa patience usuelle, il avait donné un cours à ses élèves, puis était immédiatement revenu à son important travail. Son visage était grave, un peu tiré et fiévreux à cause de son activité artificiellement entretenue. Pendant un temps, il sembla perdu dans ses pensées. Soudain, il se leva, alla à la fenêtre et leva le rideau. Au milieu du ciel, par-dessus l’amas des toits, des cheminées et des clochers de la ville, planait l’étoile.
Il la considéra comme on fixe des yeux un ennemi courageux. « Tu peux me tuer, dit-il après un silence. Mais je te tiens fermement, toi et tout l’univers, dans ce petit cerveau. Je ne changerai pas. Même maintenant. »
Son regard rencontra la petite fiole. « Plus besoin de dormir, maintenant », dit-il.
Le jour suivant à midi, il entra, ponctuel, dans l’amphithéâtre où il faisait son cours, posa comme d’habitude son chapeau au bout de la table et choisit soigneusement un gros morceau de craie. Sujet de plaisanterie parmi ses élèves, il ne pouvait enseigner sans tenir ce morceau de craie entre les doigts, et un jour qu’ils avaient caché sa réserve, il fut frappé d’inhibition. Il s’avança et regarda, sous ses sourcils gris, les rangées de visages jeunes et frais qui s’inclinaient, puis il prit la parole, comme à l’accoutumée, en phrases choisies : « Des circonstances surviennent… circonstances hors de mon pouvoir… qui, reprit-il après une pause, m’empêcheront de poursuivre et d’achever ce cours… Il semblerait, messieurs… pour dire la chose clairement et brièvement… que l’homme ait vécu en vain. »
Les étudiants se regardèrent. Avaient-ils bien entendu ? Un accès de folie ? Les sourcils se levèrent et des sourires naquirent, mais un ou deux visages restèrent absorbés par la calme figure bordée de gris. « Il serait intéressant de consacrer un moment à l’exposé, si tant est que je puisse le faire clairement, des calculs qui m’ont conduit à cette conclusion. Supposons que… »
Il se tourna vers le tableau, étudiant un diagramme de sa façon habituelle. « Que veut-il dire par vivre en vain ? » murmura un étudiant à son voisin. « Écoute », répondit l’autre avec un signe de tête vers le professeur.
Alors ils commencèrent à comprendre…

*
*    *

La suite au prochain épisode !

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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