Présentation
L’uchronie est devenue un courant majeur de la science-fiction depuis la fin des années 1980. Dès l’Antiquité, les hommes revisitent leur histoire.
Souvent mentionnés, parfois cités, pour la plupart rarement réédités ou rassemblés en un seul volume, les premiers textes de cette anthologie jalonnent, de l’Antiquité jusqu’à la Première Guerre mondiale, les annales de l’hypothèse historique et de l’uchronie, genre devenu aujourd’hui majeur. Pour les quatre derniers textes, fidèle à sa vocation d’archéologie textuelle, ArchéoSF exhume, dans ce recueil, des textes à tendance uchroniques tombés dans l’oubli et jamais mentionnés dans les ouvrages de référence.
Hérodote d’Halicarnasse, le « père de l’Histoire » comme le surnommait Cicéron, relate dans L’Enquête l’accroissement de l’empire perse et les guerres médiques opposant l’empire aux cités grecques. Dans « Polymnie » Hérodote émet une hypothèse historique : que ce serait-il passé si Athènes n’avait pas résisté au Perse Xerxès ? Hérodote montre que le rôle de la marine athénienne fut décisif.
Plusieurs siècles plus tard, Rome domine le monde connu et Tite- Live rédige la vaste Histoire romaine. L’uchronie prend plus d’ampleur et la visée n’est pas seulement de livrer une hypothèse historique comme l’indique Eric B. Henriet : « Tite-Live est amené à imaginer ce qui serait arrivé “si Alexandre le Grand avait dû affronter les légions romaines.” Il utilise cet exemple anachronique pour vanter la bravoure de généraux romains et dénigrer la popularité d’Alexandre dans l’opinion publique, popularité selon lui injustifiée ».
En sommeil pendant une longue période, la tendance uchronique réapparaît au XVIIIe siècle.
Alain-René Lesage publie en 1732 Les Aventures de monsieur Robert Chevalier dit de Beauchêne, capitaine de flibustiers dans la Nouvelle France. Robert Chevalier fut un authentique flibustier. Canadien français, il fuit sa famille pour trouver la liberté chez les Iroquois avant de se faire flibustier. Lesage transforme la biographie de Robert Chevalier en véritable roman picaresque et ne néglige pas l’utopie en narrant l’histoire du comte de Monneville et de sa rencontre avec Mademoiselle du Clos qui a créé une société idéale chez les Hurons dont elle est reine. Le filtre exotique permet de condamner le sort des Amérindiens, victimes de la colonisation et de les utiliser comme moyen de critiquer les institutions françaises en imaginant les réactions des habitants d’Amérique découvrant l’Europe avant que Christophe Colomb ne traverse l’Atlantique.
Le philosophe Jean-Baptiste Isoard de Lisle dit Delisle de Sales est surtout connu pour la médiocrité de ses écrits moqués par ses contemporains. Il a aussi produit une uchronie en 1791 dans laquelle il imagine une Révolution française différente, qui « n’aurait eu que la raison pour agent et pour modèle », et au début de laquelle Louis XVI prend l’ascendant sur l’assemblée en acceptant de réformer la monarchie. L’hypothèse historique se fait nostalgique et Delisle de Sales exprime ses regrets sur l’enchaînement des événements de 1789. Et si l’histoire avait pu se dérouler autrement ?
Le XIXe siècle voit l’émergence de la véritable uchronie. Napoléon Ier occupe une place à part en inspirant les premières vraies uchronies d’ampleur. C’est aussi le moment où se forge puis se propage le mot « uchronie ». Construit par Charles Renouvier sur le modèle d’« utopie », il apparaît en 1857 dans le titre Uchronie (l’utopie dans l’histoire) : esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être… mais le mot est oublié, ne réapparaissant qu’au moment de la publication, en 1876, d’une version augmentée en volume aux éditions La Critique philosophique. Des penseurs contemporains (historiens, philosophes) s’emparent alors du mot.
L’année suivante, le terme est employé par Edmond Texier dans son ouvrage Les Femmes et la fin du Monde : l’uchronie apparaît ici comme une histoire qui n’a pas existé. Edmond Texier introduit une forme d’uchronie qui n’est pas basée sur un événement divergent ou sur un personnage historique. Il imagine un monde alternatif dans lequel la part féminine n’existerait pas en raison du mode de reproduction. La conséquence serait l’impossibilité de la civilisation. Un seul être vous manque…
À la fin du XIXe siècle le mot « uchronie » a les honneurs des dictionnaires.
En 1897, Henri Mazel publie dans L’Ermitage, revue qu’il a fondée, l’article : « Un peu d’uchronie ». Dans ce texte anglophobe et violemment colonialiste, méprisant les peuples autochtones, il décrit une histoire alternative dans laquelle, entre autres, l’aventure coloniale française se serait tournée vers l’Asie et le Pacifique et non vers l’Algérie.
Le Capitaine Danrit, celui qui fut surnommé le « Jules Verne militaire », envisage en 1905, dans « Si nous avions eu la guerre » que l’Allemagne aurait pu attaquer la France sans déclaration de guerre quelques années auparavant, entraînant des bouleversements incalculables. L’uchronie sert d’avertissement et d’appel à l’affermissement de la politique militaire française face à l’Allemagne.
Deux ans plus tard est publié un recueil rassemblant vingt-deux uchronies : The Ifs of History de Joseph Edgar Chamberlin. Chaque essai présente un point de divergence, c’est-à-dire un événement qui fonde l’uchronie car il ne se déroule pas comme dans notre Histoire. L’Histoire de France n’est pas négligée et l’on y trouve Si Charles Martel avait été défait, Si Champlain était resté dans la Baie de Plymouth, Si La Fayette avait pris le pouvoir et Si Napoléon III avait été tué par Orsini en 1858. C’est cette dernière spéculation historique que nous avons retenu car l’attentat d’Orsini a aussi inspiré Charles Maurras comme nous le révélons ici.
L’histoire telle qu’elle s’est déroulée sur notre ligne temporelle ne lui convenant pas, Charles Maurras développe une uchronie nostalgique : un événement aurait pu rendre possible la restauration de la monarchie et l’accession au trône du Comte de Chambord. Pour Joseph Edgar Chamberlin il s’agit plutôt de regrets : si Orsini avait réussi son attentat, bien des vies auraient été épargnées. Un même point de divergence mais deux uchronies qui s’opposent dans leur philosophie, leur vision de l’histoire et leur finalité.
En 1913, Émile Faguet reprend à son compte le procédé de l’uchronie en imaginant un autre destin possible pour Mirabeau. Il a déjà utilisé le mot « uchronie » en 1899 dans un article mais sans développer d’histoire alternative. Il multiplie ici les destins possibles de « l’Orateur du peuple », « La Torche de la Provence ».
Le principe uchronique s’impose peu à peu en France et chaque décennie deux ou trois textes paraissent du début du XXe siècle jusqu’à 1945 avant de connaître un rythme plus soutenu après la seconde guerre mondiale. L’uchronie quitte progressivement le champ de l’hypothèse historique et philosophique pour se faire parfois pure fiction.
Quatre textes referment ce volume. Ils sont précieux car jamais repris, jamais cités, jamais mentionnés ; ils étaient jusqu’à maintenant oubliés. Ces uchronies relèvent de différentes approches du genre.
La première, intitulée Si Henry Becque avait été un « moins de trente ans » concerne le créateur du « théâtre cruel » Henry Becque. En 1925, Claude Berton se fait le biographe d’un Henry Becque qui aurait pu connaître un autre destin : « Composons une uchronie. Supposons un Becque de moins de trente ans, en 1925. » Nous sommes aux limites de l’uchronie car il s’agit là d’un usage du mot qui ne recoupe pas exactement celui communément admis aujourd’hui : il s’agit d’une forme particulière, celle de l’hypothèse historique anachronique à dimension personnelle.
La seconde porte le titre Blücher ?… C’était Grouchy ! (1938) et est signée par Georges Girard, diplômé de l’École nationale des chartes et archiviste au ministère des Affaires étrangères. Il donna des chroniques historiques à plusieurs journaux. Elle témoigne, comme « Avec des si… » de Francis Miomandre, de ces articles sur des textes uchroniques qui proposent d’autres passés plausibles, les journalistes se prêtant au jeu des ouvrages chroniqués. Surtitré « La victoire de Waterloo », l’article pourrait n’être qu’une critique du roman uchronique Victoire à Waterloo de Robert Aron mais, à son tour, Georges Girard ne résiste pas à la tentation de poser les bases d’une histoire alternative en discutant des conséquences d’une victoire de Napoléon dans la « morne plaine » wallonne.
La troisième texte semble être le seul fragment publié d’un de ces multiples livres fantômes annoncés mais jamais parus. En 1933, quelques articles et entrefilets annoncent dans la presse qu’Henri de Noussanne achève la rédaction de l’ouvrage Histoire de mes Rêves – livre dont nous n’avons trouvé aucune trace – devant rassembler des textes aux thèmes alléchants : Comment la Saint-Barthélemy n’eut pas lieu ; Pourquoi Port-Royal fut épargné ; Quelles raisons empêchèrent la Révocation de l’Édit de Nantes, Napoléon ne meurt pas à Sainte-Hélène, le matin du 2 décembre 1851 ; Victor Hugo et Louis-Napoléon Bonaparte sont les meilleurs amis du monde. Seule l’uchronie « Si Louis XVI avait dominé la Révolution » a été publiée en revue. Elle prend la forme théâtrale et met en scène un Louis XVI ferme et volontaire.
Enfin Jacques Pascal propose une uchronie sur le thème du transport. La forme choisie est rare : il ne s’agit pas simplement de récrire l’histoire mais aussi de se projeter dans le futur. À la jonction de l’uchronie et de l’anticipation « Si le chemin de fer… » (1934) a comme point de divergence non pas un « grand homme » ou une bataille mais un élément technique : le chemin de fer n’a pas été inventé et c’est, dans le présent du narrateur, l’automobile qui triomphe par défaut de concurrent jusqu’à ce que, dans l’avenir, le train soit importé d’Amérique et supplante la voiture. Comme dans un certain nombre d’uchronies, Jacques Laurent conjecture que les protagonistes imaginent eux-même une trame alternative qui correspond à notre propre ligne temporelle. Du fait d’un passé qui n’a pas eu lieu, une histoire alternée, un avenir se construit, autre.
Si le cours de l’Histoire avait été différent, un autre monde, des autres mondes, aurai(en)t été possible(s). Ce sont ces mondes tels qu’il n’ont pas été, tels qu’ils auraient pu être que l’anthologie que vous tenez entre les mains vous invite à découvrir.
Table des matières
Hérodote — « Polymnie »
Tite-Live— « Digression sur Alexandre de Macédoine »
Alain-René Lesage— Les Aventures de monsieur Robert Chevalier dit de Beauchêne
Delisle de Sales— « Premier tableau d’une révolution qui n’aurait eu que la raison pour agent et pour modèle »
Edmond Texier— extrait de Les Femmes et la fin du Monde
Henri Mazel— « Un peu d’uchronie »
Capitaine Danrit— « Si nous avions eu la guerre »
Joseph Edgar Chamberlin— « Si la bombe d’Orsini n’avait pas manqué Napoléon III »
Émile Faguet— « Sur Mirabeau »
Claude Berton— « Si Henry Becque avait été un “moins de trente ans” »
Georges Girard— « Blücher ?… C’était Grouchy !, La victoire de Waterloo »
Henri de Noussanne— « Si Louis XVI avait dominé la Révolution »
Jacques Pascal— « Si le chemin de fer… »
Informations
PAPIER
DATE DE PUBLICATION 23 août 2017
PRIX 16€
ISBN PAPIER 978-2-37177-513-8
PAGES 168
NUMÉRIQUE
DATE DE PUBLICATION 23 août 2017
PRIX 5,99€
ISBN NUMÉRIQUE 978-2-37177-177-2