— Qu’est-ce que ce type-là ? demande-t-il à l’agent quand je fus entré dans le cabinet du commissaire.
— Comment, tu ne le connais pas ? C’est le chef de la Sûreté !
Préface
Des salles tristes et froides des commissariats aux bouges insalubres, des maisons publiques aux tribunaux bondés, le breton Marie-François Goron, chef de la Sûreté pendant la Belle Époque, nous fait découvrir les coulisses de la rue, les arcanes du désespoir et de la misère. Dans ce tableau vaudevillesque teinté d’un argot fin de siècle qui nous fait goûter aux joies de la fée verte comme à celles de la morphine, Goron nous livre un portrait sans fard et sans détour sur les mœurs de son temps, s’indignant contre des lois qu’il juge dépassées et qu’il est pourtant contraint d’appliquer, cherchant à démontrer la barbarie de certains règlements de police qui organisent l’esclavage de la femme et du pauvre, peignant une société en proie à des démons que l’on retrouve, un siècle plus tard, toujours aussi tenaces dans la nôtre.
Souteneurs, pierreuses, filles de joie, rôdeurs, aventuriers, arnaqueurs, parias, marchands d’amour, mondains, bourgeois, demi-castors et Machiavel à nageoires, escrocs en tous genres, coquins de printemps, faiseuses d’anges, maîtres-chanteurs, domestiques mal intentionnés, concierges, cocottes, vitrioleurs, voleurs, femmes à potaches, enfants rabatteurs, ogres pédophiles, gredins, punaises de sacristie, empoisonneuses, ivrognes, fumistes, amoureux éperdus, tout ce beau monde se croise, s’amourache, s’assassine, se prostitue, s’arnaque dans un ballet endiablé.
« Drames ou comédies, vaudevilles, pantomimes sanglants, désolants ou consolants tableaux, sont restés dans mon souvenir avec la précision des instantanés du service anthropométrique. Je veux essayer de les faire revivre avec ce souci de la vérité qui fut ma grande passion quand j’étais magistrat et qui l’est encore aujourd’hui, car je mets à mon apprentissage d’écrivain une égale sincérité, pensant que des photographies sociales, sans retouches, dans la simplicité ou dans l’horreur de la vérité, pourraient être de quelque intérêt. »
Et Goron a raison : bien plus qu’un catalogue de faits divers, ces pages sont un témoignage réaliste de la société française d’alors. Elles ont la saveur des romans-feuilletons d’autrefois sauf qu’ici, attention, ça n’est pas de la fiction : tout est vrai, enfin en tout cas, tout le laisse à penser, des anecdotes croustillantes de Potinville aux grandes affaires macabres qui défrayèrent la chronique, et nul besoin de fouiller les tiroirs poussiéreux à la recherche des archives de la Police (qui furent hélas pour certaines pilonnées au début du vingtième siècle) : elles sont soigneusement rangées dans la mémoire de cet observateur de son époque, qui, s’il a des pensées parfois plus humanistes et pleines de bon sens que certains autres personnages du moment, n’en reste pas moins… un homme de son temps.
On aurait par exemple préféré ne pas le découvrir virulent homophobe — il n’a que pitié et mépris pour les « invertis sexuels », les « antiphysiques » comme il les nomme dès le début des Parias de l’Amour, qui commence ainsi très fort, et pas de la plus belle des manières… —, mais invitons ici les lecteurs à prendre du recul, comme toujours lorsqu’il s’agit d’exhumer des textes aussi anciens, et à considérer ces opinions avec un œil critique et curieux, sous un angle sociologique qui nous en apprend finalement beaucoup sur les croyances de la fin du dix-neuvième siècle — et qui n’ont malheureusement pas disparu pour autant à l’aune du vingt-et-unième (on pourrait dire la même chose par exemple lorsqu’il aborde le sujet du viol).
L’Amour criminel et Les Industries de l’Amour nous plongent au cœur d’une grouillante Cour des Miracles et nous rappellent que les grands vices de l’Humanité sont aussi vieux qu’elle-même. À propos de l’efficacité de son rôle, et plus largement de celle des instances du pouvoir de la justice et de la police, Goron s’interroge : comment armer efficacement la police sans ouvrir la porte à l’arbitraire et par conséquent aux abus ? Mettre en prison ? Mais la prison empire les choses… La répression est impuissante, et au lieu de pallier le mal, il faut en supprimer les causes, soigner la société de ses maux. Lorsqu’il analyse certaines affaires criminelles, dont il détaille les rebondissements, Goron va à l’encontre des physiologistes qui s’attachent à la couleur des cheveux ou aux bosses du crâne pour trouver les assassins : la vérité, dit-il, c’est que rien ne ressemble plus à un criminel qu’un honnête homme. Et pas facile de toujours retrouver la piste de la vérité ! Les experts scientifiques et psychologues sont limités dans leurs disciplines qui sont neuves et emplies de flou ; la police est impuissante et doit dans bien des cas s’appuyer sur la chance et le hasard ; l’opinion publique et les journalistes alimentent les débats, condamnant et innocentant à tour de bras et sans preuves ; tout comme les écrivains, les meurtriers sont plagiés et les cadavres s’empilent ; les médecins-légistes ne sont pas toujours compétents et les autopsies mènent sur de fausses pistes, bref : c’est un sacré bazar et les injustices en profitent pour s’accumuler.
À propos des maisons de passe, l’antre sacré des voluptueuses horizontales, qui sont la cible immuable du service des Mœurs, Goron pose la question : si elles sont un danger pour la morale publique, pourquoi ne les ferme-t-on pas toutes ? Si elles n’en sont pas, pourquoi ne les laisse-t-on pas tranquilles ? La législation dépassée laisse la porte ouverte aux passe-droits et ce sont les riches qui sont alors assurés de l’impunité, assène-t-il.
On pourrait croire qu’il ne s’agit que des miséreux, du peuple des bas-fonds, mais soyez certains qu’il n’en est rien. Lorsqu’il s’agit d’amours ou de vices, de crimes ou d’arnaques, la bourgeoisie est tout aussi active. Bien sûr, les décors changent, les costumes et les dialogues ne sont pas les mêmes, mais on y retrouve toutes les bassesses de l’esprit humain. Mensonges, calomnies, fausses passions, machinations, tout y est, et toutes les classes sont représentées : en ça au moins, l’être humain est constant.
L’imbécillité humaine, nous affirme Goron, a une grammaire dont les règles sont immuables : au fil des pages, il nous contera l’histoire des agences matrimoniales, des escroqueries au mariage, des ménages à trois, des suicides par amour, des veuves à millions, des grosses dots à petites taches, des rastaquouères, des adultères, des faussaires, des usuriers, des femmes et des hommes qui dans la grande marche du monde ont toujours une imagination débordante lorsqu’il s’agit d’explorer les chemins du vice. Dans Le Marché aux femmes, nous ferons la tournée des Grands-Ducs pour finir sur les dalles froides de Saint-Lazare, prison pour femmes dont Goron souhaite d’ailleurs la fermeture. La question de la santé publique se pose, celle des maladies jugées honteuses également, et puis celle de la prostitution enfantine, celle des marchands de chair humaine : hier comme aujourd’hui, l’ignominie porte le même nom. Vous serez étonnés de ne pas être étonnés, de constater que l’Histoire ne fait que se répéter inlassablement, et que bien que des avancées certaines aient pu être menées depuis la Belle Époque, nous sommes toujours aux prises avec les mêmes schémas qu’auparavant : dominants, dominés, riches, pauvres, puissants et impuissants, condamnés à revivre l’éternelle fatalité de leur situation.
Goron s’attachera tout au long de ses Mémoires à dépeindre la condition des femmes, qu’elles soient victimes ou criminelles. Indulgent lorsqu’il s’agit des premières, souvent impitoyable lorsqu’il s’agit des secondes, mais essayant d’éviter — parfois en vain — l’écueil du manichéisme : il comprend que les actes ont parfois des causes qui dépassent la simple immoralité et tente de ne pas se fier qu’aux apparences. Bien sûr, c’est là son métier, mais combien ont échoué ?
Goron est à l’image de ce qu’il décrit : parfois féroce parfois bienveillant, parfois plein d’humour face à l’atrocité, parfois accablé face aux tourments de l’esprit humain, tentant de trouver l’équilibre entre la compassion et la sévérité, le pardon et la punition, il s’efforce d’être le plus lucide possible, même s’il n’est pas exempt d’une certaine condescendance pour les misérables qu’il décrit. Tour à tour progressiste et conservateur, humaniste et réactionnaire, il est sans s’en rendre compte le reflet de l’ambivalence de cette société « fin de siècle » qu’il photographie.
Ouvrez donc la porte des asiles des amours passagères, laissez-vous guider au fil de l’histoire de la détresse humaine, au bras des flibustiers de l’asphalte parisien et des bonimenteuses, et n’oubliez pas de suivre la piste jusqu’au bout car le vrai peut parfois n’être pas vraisemblable !
Jamais réédités dans leur intégralité, les seconds Mémoires de Marie-François Goron vont vous faire l’effet d’un sacré voyage dans le temps, vapeur et électricité comprises.
« Et je serai bien heureux si, tout en n’ennuyant pas mes lecteurs, je parviens à faire réfléchir ceux qui ont la charge de faire les lois et de gouverner les hommes, que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes… »
Table des matières
1. — L’Amour criminel
2. — Les Industries de l’Amour
3. — Les Parias de l’Amour
4. — Le Marché aux Femmes
Informations
PAPIER
DATE DE PUBLICATION 5 décembre 2018
PRIX 28€
ISBN PAPIER 9782371775473
PAGES 698
NUMÉRIQUE
DATE DE PUBLICATION 5 décembre 2018
PRIX 5,99€
ISBN NUMÉRIQUE 9782371771840