Un Conteur d’Anecdotes. — Histoire d’Elfrid d’Utlange et de Catherine Madden (1844) #1
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Un jeune voyageur arrivé depuis peu de temps de Stockholm est venu me voir dans ma solitude champêtre où il a passé une journée entière. Après le déjeuner, je me disposais à lui narrer, selon la presque séculaire habitude que j’en ai prise, quelques anecdotes du temps passé et présent, quand il m’a dit :
— Mon respectable ami, je veux enrichir aujourd’hui votre immense répertoire de faits curieux d’une histoire que vous regarderiez comme un conte si tout autre que moi vous la débitait.
Après le plaisir de narrer des anecdotes, je n’en connais pas de plus grand que celui d’en entendre. Aussi, mon jeune voyageur put-il juger, à l’éclat dont s’animèrent mes yeux vieillis, que j’étais prêt, ainsi que le bonhomme Jubé que l’un des feuilletonistes du Sémaphore a mis dernièrement en scène, à remplir consciencieusement le rôle chéri d’auditeur. Encouragé par un expressif serrement de main et le sourire de béate satisfaction dont mes traits se sillonnèrent tout-à-coup, mon hôte me raconta ce que je vous écris :
« Le désir de visiter les bords du lac Méler et les paysages de la Suède m’avait été inspiré par un habitant de Stockholm avec qui je m’étais lié à Paris d’une assez étroite amitié. Ce Suédois, enthousiaste de son pays, me décrivait avec tant de chaleur ses froides contrées, que je finis par ne plus rêver que contrées polaires ; mon sang s’allumait à l’idée de pouvoir un jour contempler les glaciers de la Norvège ; l’Orient ne m’aurait pas autant enflammé. À la vérité, cela se passait à l’époque où le Nord commençait à faire, au point de vue littéraire, une rude concurrence au Midi. M. Marnier nous décrivait, dans la Revue des Deux Mondes, les merveilles de la Finlande, de la Norvège, de la Suède et de la Laponie. Le Nord avait échappé jusqu’à lui aux explorations des touristes prosateurs ou poètes ; M. Marnier se créa la spécialité du pôle et de l’ours blanc. Je dévorais ces récits, je m’enfonçais en imagination sous les sombres forêts de sapins et de mélèzes, et je ne me couchais pas sans le regret de n’avoir pas vu encore une aurore boréale. Possesseur d’une assez belle fortune, je me décidai enfin à suivre le conseil de mon ami le Suédois et à faire rouler ma voiture dans l’ornière qu’avait tracée celle de M. Marnier : je partis pour Stockholm.
Je ne sais pas d’où me vient mon admiration pour l’université d’Upsal : j’ai comme ça des admirations dont je n’ai jamais pu me rendre compte ; ma première pensée, à mon arrivée dans la Venise du Nord, fut d’aller visiter l’université d’Upsal pour y nouer quelques relations avec un savant que j’appelais d’avance Olous, presque tous les savants suédois s’appelant Olous. Le hasard me servit à souhait. Cette profonde admiration que je nourrissais pour l’université d’Upsal se lisait sur mes traits recueillis. J’eus un soir, dans un salon d’Upsal, l’honneur d’entamer une dissertation extrêmement curieuse sur les caractères runiques avec un professeur qui avait déniché une nouvelle saga. Ce professeur me prit en amitié et me fit souvent l’honneur détaler à mes yeux éblouis les trésors d’une de ces éruditions qu’on ne trouve qu’à Upsal. L’érudition est vraiment une plante indigène du Nord ; il lui faut les longues soirées d’un hiver implacable et les rigueurs d’un ciel inclément pour qu’elle puisse devenir un arbre gigantesque, enfonçant ses racines jusqu’aux antipodes, cachant sa tête dans les nuages et couvrant de ses branches l’univers entier. Je vous cite une comparaison suédoise.
Mon savant trouvait en moi un enthousiasme si sincère et une bonne foi si grande, qu’il m’admettait dans le sanctuaire de ses travaux sur le pied d’une familiarité touchante, qui me pénétrait d’une vive reconnaissance. Son cabinet, plus long que large, était un encyclopédie ; toutes les sciences y avaient leurs livres et leurs échantillons, les uns placés dans les rayons d’une haute bibliothèque, les autres soigneusement étiquetés et rangés sur de longues tablettes. Je passais des heures entières à parcourir ces belles collections rassemblées avec tant d’ordre et d’intelligence, et je me faisais souvent surprendre par mon savant devant une armoire vitrée qui renfermait divers animaux qui ne me paraissaient pas empaillés d’après les procédés connus de la taxidermie. Toutes les fois que le professeur d’Upsal me trouvait regardant d’un air attentif ces animaux endormis sous de vastes vitrages bien hermétiquement fermés, il m’adressait un sourire d’une expression singulière. Ce sourire renfermait un mystère que je brûlais de pénétrer ; mais, à toutes mes questions sur ces animaux, le savant clignait son oeil gris et remuait la tête sans mot dire. J’étais diablement intrigué.
J’étais jeune, et la science ne m’empêchait pas d’admirer dans les rues d’Upsal les jeunes Suédoises qui me paraissaient dignes par leur beauté de fixer mon attention. J’avais remarqué sur le seuil d’un café une belle servante dont le teint éblouissant et la délicatesse des traits me firent négliger l’étude de la Flore suédoise ; je pris le parti, pour me livrer à une plus longue contemplation de cette ravissante créature, d’aller, chaque matin, avaler lentement, dans ce café, un vaste bol de crème que la servante posait devant moi avec toute la grâce naïve du Nord. Je savais assez de suédois pour pouvoir lier conversation avec cette fille, et je crus que je pourrais emporter de cette froide région le souvenir d’une aventure romanesque qui briserait quelquefois la glace dont les années couvrent le coeur de l’homme. Pardonnez-moi cette manière emphatique de m’exprimer, je la dois au poète danois Oechlensinger. Il n’y a que le Nord pour les façons de parler orientales ; à Paris, on sifflerait de pareilles phrases.
Je comptais donc m’arranger une douce vie qui me rendrait délicieux le séjour d’Upsal. L’amour dans le Nord saisit plus fortement le coeur que dans le Midi ; on est d’abord surpris de le rencontrer dans ces rudes climats où l’hiver flétrit si tôt de ses âpres morsures la belle couronne de fleurs dont on aime à le parer. Il faut bientôt non pas le réchauffer, mais le couvrir d’une fourrure ou le tenir soigneusement enfermé dans un appartement bien chauffé. Alors c’est merveille de le voir sourire mélancoliquement à côté d’un bon poêle, entre des paravents, ses pieds roses s’appuyant sur de moelleux tapis et sa petite tête enfoncée dans un moelleux édredon. Catherine Madden, ainsi s’appelait la jeune servante, était née dans la Dalécarlie, et elle fut amenée à Upsal à l’âge de quatre ans par sa mère, qui avait perdu son mari à la suite de l’éboulement d’une mine argentifère ; elle se vit contrainte pour vivre, quand elle eut atteint sa seizième année, d’offrir ses services au maître du café des étudiants, qui les accepta. Que de pots de bière j’ai avalés en son honneur et à son sujet ! De quels regards enflammés je la poursuivais dans tous les recoins du café ! Je la prenais pour une ondine, et je comptais, dès que la langue suédoise me serait plus familière, lui adresser une saga. Vous comprenez bien que la persistance que je mettais à la regarder ne put pas lui échapper; mais le trouble qu’elle me faisait éprouver était si grand que ma langue, retenue par d’invisibles liens, gardait dans mon palais, à sa vue, une pénible immobilité. Vainement j’essayais de rompre cette immobilité, ma langue se refusait à produire le moindre son, et je restais bouche béante, silencieux et presque pleurant devant cette incomparable beauté suédoise. Elle était vraiment faite à peindre ; jamais la nature n’avait formé un plus bel ouvrage : figure pleine de distinction, yeux bleus et grands, nez aquilin, bouche de corail, cou de cygne, taille onduleuse, épaules opulentes, formes d’une rondeur divine, tout se réunissait en elle pour me faire mille fois remercier le ciel de m’avoir conduit des bords de la Seine sur ceux de la Fyrisa. La Fyrisa est la rivière qui divise Upsal en deux parties.
Un jour, c’était pendant l’été, j’étais couché sur l’épais gazon tout fleurissant de mon toit ; car vous saurez que les maisons d’Upsal, de cette ville qui a donné naissance à Linnée, à Walerius, à Cronstadt et à Bergmann sont presque toutes en bois et couvertes d’un gazon qui l’été se diapre de fleurs. Nouveau David, je vis ma Bethsabée du Nord s’avancer lentement sur une terrasse voisine, hausser les mains, baisser un doigt et en tenir les quatre autres levés. Je descendis au café, où Catherine entra avec un air visiblement préoccupé. J’eus l’idée de répéter le geste que je lui avais vu faire sur sa terrasse ; elle pâlit, remua la tête d’une manière sinistre, et comme nous n’étions que nous dans le café, elle vint droit à moi avec la démarche d’un fantôme : on eût dit qu’elle avait glissé sur le sol.
— J’ai vu votre main, étranger, me dit-elle.
— J’ai vu la vôtre, Catherine.
— Sur la terrasse ?
— Sur la terrasse.
— C’était pour Elfrid.
— Votre amant, sans doute?
— Oui, mon amant. Vous le connaissez Elfrid ?
— C’est, je crois, un jeune étudiant de l’île d’Utlange.
— Oui, c’est le fils d’un riche berger d’Utlange.
— Eh ! quand vous mariez-vous ?
— Ah ! jeune étranger, Elfrid ne n’aime pas !
Catherine laissa couler une larme, une perle sur sa figure.
— Comment ! Elfrid n’aime pas la belle Catherine ?
— Avez-vous un sceau de plomb sur vos lèvres ?
— Je vous jure, Catherine, une discrétion à toute épreuve.
— Vous ne me tromperiez pas, vous ; vous avez une figure si honnête ! et puis vous croyez en Dieu !
Je rassurai de mon mieux la belle Dalécarlienne, qui me fit alors l’histoire de ses amours avec Elfrid d’Utlange. Elfrid lui avait juré une tendresse éternelle et promis le mariage, et Catherine s’était abandonnée à ce séducteur, qui consentait à peine maintenant à échanger, du haut de son toit, quelques signes d’intelligence avec elle, à l’heure où la pauvre fille se rendait sur sa terrasse. Les quatre doigts levés signifiaient que dans quatre mois elle donnerait le jour à l’enfant qu’elle portait dans son sein.
C’était l’histoire de presque tous les étudiants.
Décidément je devins le confident de la servante du café d’Upsal ; hélas ! j’avais rêvé un autre nom, un autre rôle ! Pourtant je trouvais quelque charme dans une intimité où il me fallait remplir les devoirs d’un consolateur. À tous les reproches que je fis à Elfrid sur la froideur qui avait succédé en lui à des transports d’amour auxquels la candide inexpérience de Catherine s’était aveuglément prise, l’étudiant me répondait que la chirurgie avait réellement désenchanté son coeur, et qu’il lui était impossible de continuer à aimer la belle Dalécarlienne ; à Upsal, les amants vous donnent de semblables raisons pour justifier leur froideur et leur indifférence..
— Hélas ! le scalpel, me disait Elfrid, m’a joué ce vilain tour. Voulez-vous que j’aime le derme, le tissu cellulaire, les faisceaux nerveux ? Nous ne sommes que cela, mon cher étranger. Je vous le répète, le scalpel m’a joué ce vilain tour.
— Eh bien ! me disait Catherine, que vous a-t-il dit cet infâme séducteur ? pourquoi ne m’aime-t-il pas?
— Il dit qu’il ne peut pas aimer le derme, le tissu cellulaire, les faisceaux nerveux, et que nous ne sommes que cela ; il est fou.
Je combattais aussi bien que je pouvais le faire les étranges motifs qu’EIfrid me donnait pour se dispenser d’aimer Catherine. Je lui parlais de l’enfant dont il serait le père, il me répondait par une dissertation fort savante à l’aide de laquelle il m’expliquait la naissance des êtres organisés. Pourtant il voulait bien se rendre chaque soir sur son toit pour expliquer par signes à Catherine qu’il lui était impossible, depuis qu’il étudiait à fond l’anatomie, de se reprendre d’amour pour elle.
— Elle m’a fait aujourd’hui, me dit un soir Elfrid, des signes qui m’alarmeraient si je connaissais moins comment s’opère la destruction des êtres organiques. Vous saurez que Catherine m’a fait clairement comprendre qu’elle comptait tuer son enfant, c’est-à-dire qu’elle arrêterait chez son nouveau-né le jeu des organes, qui n’est produit que par la contractilité. La vie, mon cher, n’est que dans la contractilité ; elle n’est que là, et c’est un fluide que j’étudie dans ce moment qui met en mouvement cette contractilité. Vous sentez que je ne puis guère m’intéresser à cet enfant.
— Mais c’est affreux ce que vous me dites là, Elfrid !
Elfrid sourit et retourna à ses études anatomiques. Que faire d’un pareil amant ? Catherine roulait dans sa tète de sinistres projets ; ses phrases sans suite, ses larmes, son muet désespoir me faisaient redouter quelque catastrophe, et je faisais part de mes craintes à Elfrid, qui m’expliquait par des contractions hépatiques l’état de sa maîtresse.
— Les sécrétions de la vésicule du fiel doivent être aussi dérangées chez elle, me disait Elfrid avec un sang-froid dont un étudiant d’Upsal est seul capable.
Moi qui n’étais pas assez anatomiste pour me payer de pareilles raisons, je m’intéressais toujours plus vivement à cette belle Dalécarlienne, que son maître avait aussi prise en une vive affection. Son maître était un bon et honnête vieillard, veuf, sans enfants ; je l’avais mis dans notre confidence, et il fit auprès d’Elfrid, auquel il promit de donner sa petite fortune à Catherine s’il voulait l’épouser et lui sauver l’honneur, une démarche sur le succès de laquelle je comptais. Elfrid fut inébranlable et se perdit dans de telles divagations chirurgicales pour prouver que l’amour ne pouvait plus rentrer dans son coeur, que le maître de Catherine revint nous trouver avec un découragement complet. Nous nous mîmes à pleurer tous les trois, et je maudis de plus belle l’anatomie. Catherine n’osait plus se montrer ; sa faute devenait visible. Je lui prodiguais les plus tendres consolations ; je mêlais mes pleurs à ses pleurs. Dans certains moments, j’aurais voulu recueillir avec mes lèvres les larmes qui inondaient ce visage toujours beau sous l’abattement qu’il exprimait. Elfrid était un monstre pour moi, et sans la crainte de faire une mauvaise affaire, j’aurais volontiers attenté à sa contractilité.
Un matin je trouvai la rue qui conduisait à mon café pleine d’hommes de justice. On avait trouvé dans la nuit un enfant de naissance mort sur la porte d’Elfrid. L’étudiant d’Utlange, à la vue de cet enfant avait imprudemment prononcé le nom de Catherine ; la malheureuse fut conduite en prison Je la vis passer, souffrante, haletante, la figure couverte de honte, entre des soldats qui la menaient en prison. Vous dire ce que j’éprouvais dans ce cruel moment est impossible. À la douleur qui me saisit, au désespoir qui s’empara de tout mon être, je crus comprendre que Catherine m’était plus chère, malgré sa faute, que je ne l’avais cru d’abord. Je courais comme un insensé les rues d’Upsal, je passais et repassais devant la prison où l’on avait enfermé cette infortunée. Elfrid fut heureux de ne pas m’avoir rencontré dans le moment où l’égarement de ma douleur m’aurait conduit à quelque action criminelle. J’étais dans cet état violent quand l’honnête professeur dont je vous ai parlé au commencement de ce récit m’aperçut et vint me prendre la main. Aux questions qu’il me fit je ne répondis d’abord que par un silence farouche ; puis les sanglots me suffoquèrent, et je fus forcé de m’asseoir sur un banc pour donner un libre cours à mes larmes.
Le professeur put enfin entendre l’histoire de Catherine et d’Elfrid. Il était sensible : l’anatomie n’avait pas desséché les fibres de son coeur ; aussi, me prenant le bras, il me força de le suivre dans son cabinet, où il me conduisit en face des armoires vitrées qui renfermaient les animaux empaillés d’après un procédé qui n’est pas celui de la taxidermie ordinaire.
— Mon ami, me dit-il, il ne faut pas se le dissimuler, Catherine est peut-être perdue…
Je l’interrompis par un évanouissement qu’il dissipa en me faisant respirer de l’éther. Quand je fus revenu à moi je sentis ma main dans celle de ce digne savant, qui me disait :
— Allons, mon fils, du courage, oui, prenez courage à la vue de ces animaux renfermés dans ces vitrages.
— Eh ! qu’ont de commun ces crapauds, ces martres, cet ours avec mon malheur ? En quoi peuvent-ils me donner du courage ? répondis-je à mon digne ami.
— Allons, vous m’avez si profondément touché le coeur, me dit le professeur de I’université d’Upsal, vous êtes d’ailleurs si bon, si aimable, honnête et si désireux de science, que je puis dès ce moment vous communiquer un secret qui va exciter en vous une admiration immense vous donner l’espérance de sauver Catherine.
Je vis alors la chose du monde la plus extraordinaire.
R., « Un Conteur d’anecdotes. Histoire d’Elfrid d’Utlange et de Catherine Madden », in Le Censeur, n° 3093 et 3094, 16 et 17 novembre 1844
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