PROLOGUE
1
Au bord de la Bièvre
(Suite et fin du chapitre)
À part ces deux murmures monotones, tout devint silence et tristesse.
Toutefois, par intervalle, arrivait le bruissement d’un colloque engagé à voix basse et contenue dans la pièce voisine.
Cette pièce n’était autre que la deuxième chambre éclairée dont nous avons parlé plus haut. C’était un petit salon octogone tendu de drap vert. Dans le fond, une cheminée de marbre noir de Belgique supportait une pendule de cuivre doré à sujet antique et affectant des formes raides et un peu carrées qui caractérisent l’art durant l’époque de l’Empire. La pendule était flanquée de deux grands candélabres à huit branches : une seule bougie pourtant y brûlait et versait dans le salon une lueur pâle et blafarde.
Il n’y avait pas de feu dans l’âtre, un froid glacial régnait dans cette chambre, et pourtant les deux hommes qui s’y trouvaient assis paraissaient insensibles au froid, et l’on pouvait y regarder même de grosses gouttes de sueur qui perlaient sur leurs fronts pâles.
Mais s’ils étaient insensibles à la rigueur de la température, il n’en était pas de même des bruits qui se faisaient autour d’eux. Si le bruit venait du dehors, la pâleur qui couvrait leurs fronts devenait plus livide, et ils échangeaient un regard chargé d’un éclair atroce et sinistre.
S’il arrivait, au contraire, quelque murmure de la chambre du moribond, nos deux hommes écoutaient avec une avidité anxieuse, et alors, chose horrible à voir, leurs regards s’éclairaient ou s’assombrissaient selon que la plainte devenait plus rauque et plus sourde, empruntant aux râles de la mort ses hoquets précipités, ou bien qu’elle s’éteignait dans un calme passager qui semblait annoncer une trêve momentanée.
Quelle pensée agitait donc ces deux hommes et d’où venait cette attente si pleine de palpitations ?
Avant d’entrer dans de plus amples explications, donnons une rapide esquisse de leur physionomie.
L’un, vêtu d’une petite redingote noire boutonnée jusqu’à la poitrine, avait le visage assez beau, quoiqu’on y lut facilement le ravage qu’y creusent les passions. Une petite moustache noire ombrageait sa lèvre supérieure qui était pâlie et un peu contractée : son chapeau était enfoncé sur sa tête et laissait à peine apercevoir ses yeux d’où partaient de ces éclairs qui annoncent une résolution de pensée audacieuse et implacable. Cet homme pouvait à cette époque avoir trente ans.
Celui qui lui tenait compagnie offrait une physionomie moins énergique.
Il avait le front dégarni et les cheveux qui se maintenaient encore sur ses tempes et sur l’occiput, étaient grisonnants. Un front plat, fuyant, tombait sur de petits yeux percés comme avec une vrille. Les poils des sourcils, groupés en touffes, formaient comme de petites houppes qui retombaient sur les paupières. La face était large, trouée au centre de deux larges narines, le nez court, épaté ; le bout se relevait pourtant avec une expression de sensualité cynique. La mâchoire était très développée ; le menton, coupé carrément, donnait le dernier trait à cette physionomie d’une brutalité froide et sourde.
Malgré la différence du type, ces deux hommes étaient frères.
C’étaient les deux neveux du vieillard qui râlait dans la chambre voisine.
Il y avait quelques instants déjà qu’ils avaient apporté, triomphants, dans la pièce où ils se trouvaient, une sorte de parchemin dont ils ne pouvaient depuis détacher les yeux.
Cet acte était un testament, et, à la lecture des clauses qu’il renfermait, leurs regards s’éclairaient presque naïvement de cupidité satisfaite et émerveillée.
L’acte était dressé en ces termes :
« Ceci est mon testament, écrit en entier de ma main, daté et signé par moi, ainsi qu’il est constant.
« En l’absence de mes deux fils disparus depuis dix ans, et dont mes recherches et mes nombreuses lettres partout envoyées n’ont pu découvrir le sort, ni amener le retour, je confie à mes deux neveux la gestion de tous les biens que je laisse, tant mobiliers qu’immobiliers, et s’élevant à une valeur estimée par moi à trois millions.
« Ces biens sont composés de quinze cent mille francs de terres et d’habitation, de neuf cent mille francs en rentes sur l’État. Les titres de ces valeurs sont déposés chez M… mon notaire à Paris, qui devra les remettre après ma mort, à première réquisition, à mes neveux, exécuteurs testamentaires.
« Plus de six cent mille francs en espèces, déposés à la maison de banque de mes neveux, et dont les titres se trouvent dans le secrétaire de ma chambre à coucher, ainsi qu’on pourra le constater lors de l’inventaire fait après mon décès.
« Je lègue le tiers de tous ces biens à mes deux neveux, et je leur abandonne toute ma fortune, si mes fils n’ont pas reparu, ni revendiqué leur héritage dans le laps de temps que pour ce faire la loi leur accorde.
« En plus, les exécuteurs testamentaires auront un an à partir du premier acte de réquisition pour rendre leur compte de gestion.
« Je désire que le revenu de ces biens leur soit alloué comme prix des soins qu’ils auront employés à conserver leur valeur.
« Si un seul de mes fils se présentait, il ne pourrait réclamer que la portion d’héritage qui lui revient ; lorsqu’il n’y aurait plus d’espérance de retour pour mon second fils, mes deux neveux garderaient la moitié de tous mes biens, valeur dont la loi me permet de disposer.
« Je désire punir par ces dispositions l’indifférence de mes enfants, qui ont laissé dans le plus complet isolement mes veilles et mes souffrances.
Et je désire récompenser les soins empressés de mes neveux. »
Tel était l’acte qu’examinaient nos deux hommes avec une joie cupide. Le sens catégorique de sa teneur indiquait assez que les deux bénéficiaires n’étaient pas étrangers à sa rédaction. L’écriture en était toute tremblée et hésitante. Le moribond n’avait donc eu sans doute qu’à suivre une dictée, et peut-être que, plus d’une fois, les deux neveux avaient soutenu son bras et guidé sa main. Cette remarque était d’autant plus facile à faire que plusieurs lettres avaient des traits et des jambages d’un type différent. C’est lorsqu’ils eurent arraché cet acte à la faiblesse et au désespoir du vieillard que les deux neveux vinrent dans la pièce voisine supputer les sommes dont ils héritaient, dresser leurs plans en cas d’un événement imprévu, et attendant la mort du vieillard, qu’ils hâtaient de leurs voeux.
— Enfin, nous voilà riches, dit l’homme chauve à son compagnon, qui paraissait plus jeune, en lui passant l’acte testamentaire.
— Oui, riches !… riches ! de cette grande fortune, reprit l’autre en prenant minutieusement connaissance des papiers qui lui étaient communiqués.
Il y eut un silence.
— Et dire qu’il pouvait ne pas mourir, reprit le premier, que ses fils pouvaient revenir… que nous étions ruinés, perdus !
Le second eut un sourire fauve.
— Ah c’est un coup de maître, répondit-il ; le comte était méfiant, il a fallu toute notre adresse pour intercepter les lettres qu’il envoyait à nos chers cousins, pour éloigner tout ami, l’emprisonner dans cette demeure où nul ne songera jamais à venir le chercher.
— Nous voilà tranquilles pour une année, dit l’autre.
— Une année !
— Trois cent soixante-cinq jours.
— Oui, et, dans un an, si les fils allaient revenir…
— C’est impossible.
— Des héritiers, ça revient toujours.
— Qui sait ?
— J’en ai peur !
— Ah s’ils étaient morts… si cette fortune colossale pouvait rester dans nos mains !
— Y penses-tu ?
— Je ne pense qu’à cela.
Un nouveau silence se fit.
— Alors, c’est la vie et tous les bonheurs, c’est le rêve et tous les enchantements !
En ce moment, un bruit sourd arriva de la chambre contiguë.
Les deux frères se regardèrent.
Dans la situation où ils se trouvaient, tout leur était inquiétude.
— Qu’est cela ? dit l’ainé.
— C’est l’oncle, répondit le second.
— Il râle…
— Non… il repose. C’est Pascal qui s’est endormi.
— Il ronfle.
L’ainé fronça le sourcil.
— Es-tu sûr de ce Pascal ?
— Comme de moi-même.
— Tu le connais ?
— C’est une bête sauvage.
— Vraiment !
— On l’apprivoisera avec de l’or.
— Tu le crois ?
— J’en réponds.
— C’est bien ! dit l’homme à cheveux grisonnants, en caressant une pensée secrète et en fixant en même temps sur son frère un regard pénétrant comme s’il eût voulu sonder les profondeurs de son âme.
Il achevait à peine, quand un coup de timbre tinta au dehors avec des vibrations prolongées et mourantes.
— As-tu entendu ? dit le plus jeune.
— Quel peut être ce bruit ? fit l’ainé, répondant à sa propre terreur.
Et ces deux hommes, cloués à leur place par une épouvante indicible, n’osaient plus ni bouger ni proférer une parole.
Le bruit qu’ils venaient d’entendre avait d’ailleurs produit son effet dans la chambre du malade, car on l’entendit s’agiter et murmurer.
— Quelqu’un a sonné. Pascal !… va !… cours !… C’est lui peut-être, c’est mon fils.
— Entends-tu ? fit l’un des neveux ; on dit que les mourants ont le don de seconde vue. Il appelle son fils… c’est lui qui accourt !
— Que faire ?
— Il faut sortir de cette position.
— Tu as raison.
— Par tous les moyens.
— Par tous les moyens !
— Soit !… si tu as du courage, je n’en manque pas… Tu me comprends, n’est-ce pas ? Eh bien que le danger vienne, il nous trouvera prêts !
Les deux frères se regardèrent, cherchant à lire réciproquement au fond de leur pensée. Tout à coup leurs traits s’animèrent ; un sourire inexprimable erra sur leurs lèvres. Ils se serrèrent la main et firent un clignement d’yeux qui était comme la ratification d’un pacte secret.
Ils s’étaient compris.
Ils se rassirent.
Le calme était revenu dans leur esprit.
L’anxiété qui les dévorait avait fait place à une insensibilité apparente sous le voile de laquelle se livraient dans leur âme de cruels combats.
Cependant, le vieillard n’avait pas cessé d’appeler ses enfants. Il invoquait de sa voix cassée et sourde l’Auvergnat qui veillait dans sa chambre.
— Pascal !… Pascal !… criait-il, ce sont eux, hâte-toi… Je savais bien qu’ils viendraient recevoir le pardon et la bénédiction de leur père… Ah qu’ils viennent !… Il est temps encore… Je me suis trop hâté de les déshériter… mais je leur rendrai tout ! tout !
L’Auvergnat ne bougeait pas.
— Pascal… reprenait le vieillard, c’est la voix d’un mourant qui supplie ! Va ouvrir… va, au nom de Dieu que je vais rejoindre !… amène mes fils au lit de mort de leur vieux père, et Dieu te récompensera, et je te récompenserai… et mes fils te récompenseront, Pascal !
Pascal, que cet incident avait arraché pour un moment à son indifférence, venait, à cet appel, de se rapprocher du vieillard. Debout prés du lit, les sourcils froncés, l’oreille tendue, il contemplait, avec une ironie amère, le malheureux qui cherchait vainement à éveiller sa pitié.
— Votre esprit s’égare, monsieur le comte, répondit-il d’une voix brève, vos fils sont loin d’ici, et ce que vous prenez pour la cloche de la grille n’est rien autre chose que le bruit du vent dans les arbres du parc. Calmez-vous donc, monsieur le comte, et songez plutôt à reposer tranquillement.
— Non, je vais mourir…
— Peut-être.
— Sans les avoir revus.
— Ce sont des fils ingrats.
— Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi !
L’ouragan s’était calmé. La pluie avait cessé de battre les vitres de la maison de campagne ; les gros nuages noirs qui volaient dans l’air avaient ralenti leur course ; mais on apercevait par-ci par-là un coin bleu ou une étoile qui brillait comme une abeille d’or sur un manteau royal. Le silence de la nuit n’était plus troublé que par le bruit lent et périodique de l’eau des toits qui tombait des gouttières dans les petites flaques creusées au pied du mur.
L’atmosphère avait repris sa sérénité et l’on entendait le vague bruissement de la Bièvre, dont le flot grossi avait un peu hâté son écoulement d’ordinaire si lent.
Le calme régnait dans les deux chambres où nous avons introduit le lecteur. Là, le silence n’était troublé que par les ronflements de l’Auvergnat, les chuchotements presque insaisissables des deux neveux et la respiration pénible, oppressée, sifflante du vieillard.
Tout à coup et par trois fois, la cloche de la grille du jardin fit entendre des sons clairs et vibrants qui retentirent avec force.
Les deux hommes bondirent de nouveau, comme sous un choc, tandis que le vieillard se dressa sur son séant, étendant vers le ciel ses deux bras décharnés.
— C’est un de mes fils, s’écria-t-il avec force ; cette fois vous ne me tromperez pas… mon coeur me l’a dit. Pascal, à moi ! à moi !
L’Auvergnat avait ouvert les yeux et frissonné.
Un second coup de cloche le rappela à la réalité terrible de sa situation.
— Nous sommes perdus, murmurèrent pendant ce temps les deux frères.
— Perdus sans ressources, ruinés à jamais.
— Il faut agir.
— Que faire ?
— Tu vas voir.
Pour la troisième fois, la cloche s’ébranla avec des vibrations éclatantes.
Et comme l’Auvergnat demeurait interdit à ces appels réitérés :
— Pascal, continua le vieillard d’une voix plus brève, n’attends pas que je meure ; c’est lui, te dis-je, c’est mon fils bien-aimé ; il vient. Je veux le serrer sa main, baiser son front. Pascal, par pitié… hâte-toi… je vais mourir.
L’Auvergnat, ainsi sollicité, ne crut pas devoir différer plus longtemps d’obéir ; il fit donc un signe de soumission et se hâta de pénétrer dans la chambre où se trouvaient les deux neveux.
— Tu réponds de cet homme ? demanda tout bas à son frère le plus jeune des deux hommes.
— Je réponds de son silence, fit l’autre.
— Eh bien que la volonté de l’enfer s’accomplisse ! dit alors le premier d’une voix vibrante.
Et se tournant aussitôt vers Pascal :
— Va, ajouta-t-il en faisant un effort sur lui-même, et amène ici l’imprudent qui ose venir troubler par sa présence la solennité d’une pareille nuit.
Pascal obéit sans mot dire ; il traversa lentement le corridor qui menait à l’escalier, dont il descendit les marches d’un pas lourd.
Et pendant qu’il s’éloignait, le bruit de son pas avait un contre-coup dans le coeur du vieillard et dans la poitrine haletante des deux neveux.
***
Mercredi prochain, vous pourrez lire le chapitre « Les deux cadavres », dont voici les premières lignes.
Les deux neveux étaient restés seuls, écoutant un instant le pas sonore de Pascal, qui s’éteignit peu à peu dans l’escalier et ensuite sur le sable du jardin.
Alors l’un des deux hommes s’avança rapidement vers son frère, et lui saisissant le bras :
— Tu m’as compris ? lui demanda-t-il.
— Ce moyen est affreux !
[…]
Un commentaire sur “[Épisode 2] Les nuits de Paris — Pierre Zaccone”