PREMIÈRE PARTIE
Le Visiteur nocturne
Il existait naguère, au coin de la rue de la Harpe et de la rue Serpente, une vieille maison sombre et délabrée, qui a été démolie de nos jours en même temps que ces laides demeures dont le percement du boulevard Saint-Michel a nécessité la destruction ; ces murs gris ne se doraient que bien rarement des rayons du soleil. La porte d’entrée, haute et étroite, donnait accès dans une allée longue et obscure, et lorsque deux personnes s’y rencontraient, l’une d’elles devait, pour laisser passer l’autre, s’effacer le long du couloir, depuis longtemps poli par le frottement. Plusieurs générations d’habits s’y étaient usées depuis qu’on l’avait blanchi à neuf.
Au fond de l’allée on trouvait, à droite, l’entrée intérieure d’un restaurant de cinquième ordre, et, à gauche, la naissance d’un escalier de pierre, à marches écornées, lequel conduisait aux divers étages de la maison, où l’on trouvait des chambres et des logements garnis.
À mesure que l’on montait, les chambres devenaient plus nues et plus misérablement meublées mais elles avaient au moins ce que le luxe le plus somptueux n’aurait pu prêter à celles des premiers étages, c’est-à-dire la lumière et le soleil.
Sous les toits on trouvait deux mansardes contiguës, formant un chétif logement, sans meubles et sans espace mais la vue n’y était pas bornée par une barrière de maisons, et l’air y arrivait librement. La première des deux pièces ne contenait qu’un lit et deux chaises. La couchette en bois blanc peint en gris était ornée de moulures que les vers s’étaient plu à défigurer.
La paillasse, éventrée en maints endroits, tamisait la poussière pailleuse dont elle était remplie ; enfin un matelas, bourré de varech, dur, plat, mince, débordait la paillasse et retombait des deux côtés. Le tout était recouvert d’une étroite couverture piquée, d’une teinte sombre, et rapiécée en plusieurs endroits avec des morceaux d’étoffes des couleurs les plus disparates. Les
chaises, boiteuses, avaient été jadis rembourrées et recouvertes, l’une de laine rouge, l’autre de damas bleu, mais il ne restait plus de l’étoffe que quelques lambeaux fanés et disloqués.
Quant à la seconde pièce de ce logement plus que modeste, le locataire en avait fait un cabinet de travail.
Il y avait là une table ronde surmontée de quelques rayons de bibliothèque, une chaise couverte de papiers et de livres, et un vieux fauteuil en bois recouvert de panne verte. Le tout était éclairé par une misérable petite fenêtre carrée, qui ressemblait beaucoup à un jour de souffrance.
Au moment où commence ce récit, la nuit était venue douce et sereine.
La lune brillait au ciel et ses rayons, flottant à travers la vitre, décrivaient de pâles losanges sur le parquet.
Or, dans cette chambre nue et silencieuse, froide et solitaire, un jeune homme était assis, le front penché sur un livre de science, et absorbé par l’étude obstinée de quelque problème abstrait.
Il a vingt-cinq ans à peine. On lui en donnerait trente.
Tête un peu triste, mais belle et comme illuminée par un rayon d’intelligence.
Son front était large et haut.
Les cheveux, négligemment jetés en arrière, tombent en boucles noires et abondantes sur un col blanc et élégamment attaché à de larges épaules.
Sous les sourcils arqués étincellent des yeux vifs et noirs, où le rêve, avec ses aspirations infinies, chatoie, ardent, sombre, inaccompli et son nez, aux ailes ouvertes et frissonnantes, semble révéler les agitations d’une nature pleine de désirs concentrés.
Il y avait de longues heures qu’il s’oubliait dans son travail opiniâtre. La sueur perlait sur son front : son regard fatigué ne suivait plus qu’avec peine les lignes tracées sur le parchemin.
Tout à coup il releva la tête, son oeil lança un éclair, il repoussa vivement le livre.
Puis il se leva et se mit à parcourir le cabinet avec agitation.
— Oh ! les philosophes ! la science ! le travail ! s’écria-t-il avec un accent amer ; j’ai tout étudié, tout approfondi, et me voilà à cette heure moins sage qu’auparavant ; mon esprit s’est usé dans ce labeur ingrat, et après de longues années solitaires, je n’ai rien appris et j’en sais moins peut-être sur les choses de la vie que le plus sot des hommes. Ô vanité humaine !
Je suis entré dans la vie par une porte bâtarde ; j’avais un but cependant, et j’ai tout oublié au milieu de cet amas poudreux de livres qui m’entourent. Est-ce donc là le dernier mot de la science, et faut-il rire de l’activité et du courage humains ! Et l’on appelle l’esprit une étincelle de l’intelligence divine.
Orgueil et faiblesse !
Oh ! dans mes veilles longues et pénibles, je me demandais autrefois pourquoi mon coeur se serrait avec inquiétude ? pourquoi une douleur secrète entravait en moi tous les mouvements de la vie ? Je le demandais !
Ah ! c’est qu’au lieu de la nature vivante dans laquelle Dieu m’a créé, je me suis entouré de poussière, d’idées, de cadavres ! Je cherchais dans la mort le secret de la vie.
Non ! plus de défaillance, plus de retraite bornée, étouffante. Le libre espace me convie, la vie m’appelle, elle bouillonne dans mes veines et dans mes nerfs ! Debout ! il faut haïr ! il faut aimer ! il faut vivre !
Or, comme il en était là de son monologue passionné, quelques coups frappés à la porte de la première chambre vinrent tout à coup détourner son attention et changèrent le cours de ses idées.
Il s’arrêta.
Puis, comme les coups recommençaient, un sourire d’une singulière expression courut sur ses lèvres.
Le jeune homme se rappela la première scène du drame de Faust.
C’était la même situation, l’heure était la même chez lui, il y avait même lassitude que chez Faust, même désir de la vie, même horreur de la science.
On frappe dans le drame comme on frappait dans la mansarde.
Dans le drame, c’est Méphistophélès qui entre.
— Entrez ! cria le jeune homme avec un mouvement d’émotion dont il ne fut pas maître.
Il ne s’attendait certainement pas à voir entrer le diable ; il y avait longtemps qu’il n’y croyait plus. Mais quoi !… la situation était nouvelle… et c’est l’inconnu qui peut-être allait venir à lui.
Un homme entra.
Il ne l’avait jamais vu, et, pour cette raison, il l’examina avec une ardente curiosité.
Et, à vrai dire, sa curiosité avait de quoi être piquée, car le mystérieux visiteur avait une physionomie étrange.
Il avait emprunté la couleur de ses cheveux à la crinière fauve du lion ; ses yeux, d’un bleu de mer, avaient des reflets pénétrants comme l’éclair qui jaillit de l’acier bruni. Son nez, en bec d’aigle, descendait sur une moustache retroussée et pointue comme une aiguille. Deux lèvres fines et minces fermaient la bouche la plus sceptique, la plus railleuse, la plus mordante qu’on ait pu voir ; enfin, son menton se terminait par une royale aussi aiguë que les moustaches.
Sous cette face méphistophélique était jeté comme un masque pâle et froid, derrière lequel se dérobait toute manifestation extérieure de vice ou d’émotion ; c’était une teinte blafarde de la peau ; on ne voyait à travers ni circuler le sang, ni s’agiter les muscles ; l’impassibilité y était stéréotypée, et la vie interne ne se trahissait que par la puissante fascination du regard et la causticité irritante des lèvres.
Il était alerte, vigoureux, bien découplé. Ses épaules étaient larges, et la charpente osseuse de sa personne s’accusait durement à travers les muscles maigres mais fermes de ses membres.
Quel âge avait cet homme, nul n’aurait pu le dire. Il pouvait avoir cinquante ans ; mais il n’en avait peut-être que trente.
Or, pendant que le jeune homme l’examinait avec étonnement, le visiteur s’était avancé dans le cabinet et lui avait tendu la main.
— Salut au docteur Franck ! dit-il alors d’un ton presque réjoui.
— Monsieur, fit le jeune homme en s’inclinant.
— Je ne vous dérange pas, j’espère ?
— Nullement.
— Vous étudiez
— C’est la vie…
— Eh ! sans doute, il y a des imbéciles qui ont écrit de gros livres pour nous faire croire cela ; mais vous en savez assez aujourd’hui pour n’avoir plus d’illusions à ce sujet.
— Comment ? dit Franck étonné.
— Je veux dire que le seul résultat de la science, c’est la consolante pensée que l’on ne sait rien.
— Vous êtes sceptique.
Le docteur marchait d’étonnement en étonnement ; il se sentait mal à l’aise. Maigre lui, la scène de Faust lui revenait à chaque instant à la pensée.
— Pardon, monsieur, dit-il d’un ton où perçait un peu d’impertinence ; mais vous l’avez dit… j’étudiais quand vous êtes entré, et je désirerais savoir…
— Mon nom ?
— S’il vous plait.
L’inconnu fit un geste insouciant.
— Mon nom ne vous apprendrait rien, répondit-il ; il y a deux mille sots dans le monde qui s’appellent comme moi.
— Enfin, qui êtes-vous ? insista Franck.
— Ah ! c’est plus difficile… car voilà bien vingt ans que je m’adresse la même question, et, par Dieu ! je suis encore à chercher la réponse. Au surplus, ce n’est pas pour cela que je suis venu, et, si vous le permettez, nous allons avoir quelques minutes d’entretien.
En parlant ainsi et sans attendre l’assentiment de son interlocuteur, le mystérieux visiteur s’empara de la seule chaise disponible dans le cabinet et s’y assit de son mieux.
Franck le regarda faire, suivant avec autant d’intérêt que de curiosité cette singulière énigme vivante dont il cherchait vainement le mot.
— Voyons, dit enfin l’inconnu en fixant sur le jeune docteur un regard pénétrant et clair, je suis venu ici de fort loin et je ne vous cacherai pas que vous êtes en grande partie le but de mon voyage.
— Moi ?
— Vous.
— Mais quel intérêt ?
— Vous le saurez plus tard.
— Pourquoi pas tout de suite ?
— Parce que nous avons autre chose à faire.
— Vous me connaissez donc ? dit Franck.
— Je vais vous le prouver.
— Voyons.
L’inconnu sourit, et une flamme presque douce brilla dans son oeil bleu.
— Vous êtes né en Amérique, n’est-ce pas ? poursuivit-il un instant après.
— En effet, répondit le docteur.
— Vous avez vingt-cinq ans ?
— À peu prés.
— Du reste, laborieux, impatient de vivre, cherchant dans le travail opiniâtre, acharné, mais intelligent, les ressources que le hasard vous a refusées à votre entrée dans le monde ; est-ce cela ?
— Parfaitement.
Le visiteur s’inclina.
— De plus, reprit-il aussitôt mais d’une voix un peu plus grave, et sans que vous sachiez d’où vient ce subside, vous recevez tous les ans de quoi subvenir à votre existence d’une année.
Franck fit un mouvement.
— Vous savez cela, dit-il avec stupéfaction.
— Oh ! je sais bien d’autres choses, reprit son interlocuteur ; je ne vous connais pas d’aujourd’hui, et il y a longtemps que je vous suis.
— Comment !
— Oh ! sans vous espionner… Il y a des gens dont c’est le métier… et je le leur laisse… mais je n’en ai pas moins sur vous des renseignements de la plus grande précision. Ainsi, vous avez beaucoup voyagé, vous avez visité successivement le monde ancien et le monde nouveau, et l’on vous a vu tantôt à Calcutta, à Valparaiso, une année à Londres, enfin vous êtes venu vous fixer à Paris.
— Voilà qui est au moins singulier, dit Franck avec une pointe de défiance.
L’homme fit un geste insouciant.
— Ah ! c’est que j’ai beaucoup voyagé, moi, reprit-il avec empressement.
— Vous me suiviez, peut-être ?
— J’étudiais.
— Quoi donc ?
— Les hommes… et leurs institutions… J’avais encore un autre mobile ; mais celui-là, vous et moi, nous serons seuls à le connaitre.
Et, à ces mots, un nuage glissa sur le front de l’inconnu, qui passa sa main rapide dans ses cheveux.
— Écoutez-moi, dit-il alors d’un ton plus énergique, je veux vous être utile.
— À moi ?
— Je le puis.
— Qui êtes-vous donc ?
— Je ne sais rien et je suis tout. Comme vous nomade, comme vous savant, j’ai de plus que vous vingt-cinq ans au moins ce qui fait que je suis arrivé à l’âge où l’on commence à se servir des connaissances que l’on a acquises.
— Enfin, que voulez-vous ?
— Vous être utile, je vous le répète.
— À quoi ?
— Cherchez.
— Mais je ne désire rien, dit Franck en baissant les yeux et en rougissant.
L’homme s’était levé.
Son front rayonnait, un pli ironique relevait le coin de ses lèvres ; il regarda Franck d’un ton railleur.
— Pardon, lui dit-il d’une voix presque sarcastique, mais j’ai oublié de vous dire une chose importante.
— Laquelle ?
— C’est que je me suis occupé un peu de sorcellerie et que j’ai le don de seconde vue.
Franck jeta un éclat de rire.
— Vous auriez dû le dire tout de suite, fit-il avec ironie.
— Pourquoi cela ?
— J’aurais su, depuis une heure, que j’avais affaire à un charlatan.
— Le mot est dur.
— Pourquoi parlez-vous de seconde vue ?
— Vous n’y croyez pas?
— À quoi cela peut-il être bon ?
— Quand je ne m’en servirais que pour deviner ce que vous essayez de me cacher en ce moment.
Le rire de Franck s’éteignit tout à coup, il redevint sérieux.
— Qu’est-ce donc que je vous cache ? demanda-t-il avec avidité.
— Parbleu ! le nom de la femme que vous aimez.
— Et cette femme ?
— C’est la fille du banquier de Compans.
— Sylvia ! s’écria Franck en pâlissant.
— Sylvia, continua froidement l’inconnu.
Le jeune docteur marchait de surprise en surprise. Un trouble inexprimable s’emparait de lui. Il ne savait de quelle manière expliquer ni la venue inattendue et étrange de son visiteur, ni la perspicacité presque divinatrice dont il faisait preuve. Il réfléchit pourtant que, sans l’excès de sa passion, il avait pu laisser surprendre quelque regard ardent, égaré sur Sylvia, et qu’un oeil scrutateur avait sans doute saisi.
— Eh bien ! ai-je deviné ? demanda le visiteur avec un sourire railleur.
— Je ne crois pas à la sorcellerie, répondit Franck avec embarras.
— Et pourtant j’ai deviné juste, insista l’inconnu.
— Quand cela serait ? fit le docteur avec une sorte d’impatience.
— Où serait le mal ? poursuivit son interlocuteur, toujours impassible ; vous avez raison, mais quand on aime on veut généralement être aimé. Et, permettez-moi de vous le dire, vous n’en prenez pas le chemin en restant chez vous, dans cette mansarde, où certainement l’illustre banquier ne viendra pas vous chercher.
Franck sourit avec amertume. Bien qu’il ne crût pas à la sincérité de l’inconnu, cependant il s’était engagé sur un terrain glissant et il ne pouvait reculer.
D’ailleurs, malgré lui, l’entretien l’attirait, et le nom seul de Sylvia faisait battre son coeur dans sa poitrine.
— Et croyez-vous, dit-il aussitôt, que j’aie jamais espéré que M. de Compans viendrait me chercher ici ?
— Pourquoi pas ?
— C’est un rêve.
— Eh bien ! voulez-vous que j’en fasse une réalité ?
— Comment ?
— Y tenez-vous ?
— Vous voulez rire.
Pour toute réponse, l’inconnu posa sa main droite sur l’épaule de Franck :
— Je ne raille plus, dit-il à voix haute et sonore ; nous sommes ici deux hommes sérieux, et je vous dis que demain le banquier de Compans viendra ici même chercher le docteur Franck.
— Mais c’est impossible.
— Vous verrez.
— Ah ! votre assurance me domine malgré moi ! Vous le jurez ?
— Je le promets.
— Demain ?
— À une condition, cependant.
— Parlez.
— C’est que si, par hasard, vous me rencontrez dans les salons du banquier, vous ne me reconnaîtrez pas.
— Pourquoi cela ?
— C’est mon secret.
— Soit.
— Et, dans ces conditions, je vous dis au revoir.
— Vous partez ?
— À demain.
— Songez a ce que vous avez promis.
L’inconnu sourit.
— Demain, dit-il, à pareille heure, le banquier de Compans viendra chercher le docteur Franck dans sa mansarde.
Puis il salua et sortit.
Franck était reste abasourdi. Troublé jusqu’au fond du coeur, il doutait de ce qu’il avait vu et osait moins croire encore à ce qu’il avait entendu.
C’était à mourir de désespoir si l’inconnu n’était qu’un mystificateur.
C’était à devenir fou de joie s’il avait dit vrai.