La nouvelle utopie ou le monde en l’an 3000 — Jérôme K. Jérôme (1899)
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Cette nouvelle de Jérôme K. Jérôme, déjà fort amusante en soi, paraît d’autant plus savoureuse lorsqu’on songe qu’elle fut écrite en 1899 par le célèbre humoriste anglais.
Hier, soirée extrêmement intéressante : j’ai dîné au club socialiste avec quelques amis d’idées avancées, et quel dîner ! Le faisan truffé fut un poème. Quant au Château-Lafitte, je n’en ferai pas un mince éloge si je dis qu’il valait réellement le prix qu’on nous l’a fait payer.
Après dîner, tout en fumant (et je vous prie de croire qu’on sait choisir les cigares au club socialiste), nous avons eu une discussion très instructive sur l’égalité future de l’humanité et la nationalisation du capital ; mes lumières personnelles sur ce double sujet sont assez vagues, car j’ai dû, à peine adolescent, gagner ma vie, ce qui ne m’a laissé que de maigres loisirs pour étudier d’aussi vastes problèmes.
Heureusement, mes amis en savaient long sur tout ça ! En les écoutant très attentivement, j’ai appris que, pendant des milliers de siècles, tout était allé de travers sur notre planète, mais, en quelques années, ils se chargeaient, eux, de remettre les choses d’aplomb par une égalité intégrale d’où découlerait le bonheur parfait du genre humain.
La terre, appartenant à tous, serait également divisée entre les hommes ; le fruit du travail de chacun deviendrait propriété de l’État, qui, en échange, nourrirait, logerait et vêtirait les citoyens, dont l’effort ne serait plus dirigé vers un but personnel, mais vers le perfectionnement général et la richesse collective.
La fortune individuelle devrait être arrachée, de force si c’était nécessaire, aux mains indignes qui la détenaient depuis trop longtemps déjà et distribuée à tous en parts égales.
La vieille terre maternelle suffirait aux besoins de tous ses enfants ; il n’y aurait plus les affamés et les repus ; les forts ne piétineraient plus les faibles pour les dépouiller. Ce serait de nouveau l’âge d’or. Car, enfin, d’où viennent l’égoïsme, l’hypocrisie, la misère et le crime, sinon de l’inégalité ? Quand tous seraient égaux sous le soleil, il n’y aurait plus ni tentation ni mal, la noblesse naturelle de l’homme reprendrait le dessus, et notre monde deviendrait un paradis perfectionné, sans le despotisme dégradant d’un Dieu. Là-dessus, nous avons, avec enthousiasme, levé nos verres à l’égalité sacrée, puis nous avons crié :
— Garçon, apportez d’autres cigares et une nouvelle bouteille de chartreuse verte…
Rentré chez moi tout pensif, le sommeil m’a fui longtemps. Je voyais trop nettement ce monde nouveau que mes amis allaient reconstruire en un tournemain avec les débris des anciens systèmes en honneur jusqu’ici sur la vieille machine ronde…
Certes, la vie sera large et facile quand l’État unique et souverain se chargera de tous les êtres humains dès leur naissance, fournissant à chacun ce dont il aura besoin du berceau au cercueil (ces deux objets inclus, naturellement, et d’un modèle uniforme d’un pôle à l’autre).
Plus de soucis du lendemain, plus de luttes de classes, plus de dédain ni de jalousie, plus de pauvreté sordide ni de richesse éclatante : la quiétude totale pour tous les hommes leur vie durant… contre trois heures de labeur quotidien. Trois heures maximum, d’après les savants calculs de mes amis, et défense absolue de travailler davantage ; même moi, si je le veux alors (mais cela m’étonnerait bien), je n’aurai pas le droit de travailler plus que le temps réglementaire.
Cette reposante pensée m’a aidé à m’endormir doucement, profondément.
Très dispos, mais un peu surpris, je me suis réveillé dans une vitrine de musée avec mes vêtements bien en ordre auprès de moi. En me retournant, j’ai pu lire une étiquette fixée au-dessus de ma tête :
« Homme endormi, période XIXe siècle. »
« On a trouvé cet homme dans une maison de Londres après la grande révolution mondiale de 1899. À cette époque-là, il dormait déjà depuis dix ans, suivant le rapport de sa propriétaire, cette respectable dame ayant oublié de le réveiller. On a décidé, dans l’intérêt de la science, de ne pas intervenir afin de voir pendant combien de temps il dormirait encore. En conséquence, on l’a déposé au Musée des Curiosités, à la date du 11 février 1900.
N. B. — Les visiteurs sont priés de ne pas lancer d’eau par les trous d’aération. »
Un vieux gardien qui arrangeait des lézards empaillés dans une vitrine est venu vers la mienne ; me voyant bouger, il a soulevé mon couvercle et m’a demandé avec inquiétude :
— Qu’y a-t-il ? Vous avez été dérangé ?
— Non. Je me réveille toujours de cette façon quand je sens que j’ai assez dormi. En quel siècle sommes-nous ?
— Le XXIXe. Votre sommeil a duré mille ans, juste.
— Je m’en trouve très bien. Rien de tel que de dormir son soûl.
— Et maintenant ? Je suppose que vous allez vouloir visiter la ville, voir tous les changements et me faire des remarques et des questions sans fin ?
— Oui. Je m’habille et je vous suis.
En descendant l’escalier, j’ai demandé :
— Est-ce que tout marche bien, maintenant ?
— Tout quoi ?
— Eh bien, le monde. Avant de me coucher, j’ai dîné avec des amis qui devaient mettre en pièces ce qui n’allait pas et le remonter convenablement ensuite. Est-ce que les hommes sont égaux, maintenant ?
— S’ils sont égaux ? … C’est-à-dire qu’à ce degré d’égalité ils ne peuvent plus raisonnablement soutenir la comparaison qu’avec des têtards de grenouilles… Nous avons travaillé dur pendant que vous dormiez, vous savez, et je crois que, maintenant, la perfection suprême est réalisée sur notre planète.
Tout en causant, nous circulons dans la ville. C’est très propre, très tranquille. Les rues se coupent à angles droits ; on les désigne par des numéros. Plus de chevaux ni de voitures, mais des autos de toutes formes et à tous usages. Les gens que nous rencontrons ont une expression calme, ni triste ni gaie, et ils se ressemblent tous, ainsi que les membres d’une même famille. Uniformément vêtus, comme mon guide, de pantalons gris et de tuniques de même couleur, boutonnées autour du cou et serrées à la taille par une ceinture, tous sont rasés, tous ont les cheveux noirs. Je demande :
— Ce sont tous des jumeaux ?
— Des jumeaux ? Qu’est-ce qui vous donne cette idée saugrenue ?
— Mais… ils se ressemblent tellement et ils ont tous les cheveux noirs.
— C’est la couleur réglementaire : on teint ceux qui, de nature, ne l’ont pas.
— Pourquoi ça ?
— Pourquoi ? Je croyais vous avoir fait comprendre qu’au XXIXe siècle tous les hommes sont enfin égaux. Que deviendrait l’égalité si celui-ci avait le droit d’exhiber ses cheveux d’or tandis que tel autre devrait subir la disgrâce d’une toison carotte ? Et en ces jours bénis, tous les êtres humains doivent non seulement être égaux, mais, autant que possible, semblables d’apparence. En obligeant les hommes à se raser, et tous, hommes et femmes, à porter les cheveux courts et noirs, nous arrivons presque à corriger les erreurs de la nature.
— Pourquoi les cheveux noirs ?
— Je ne sais pas, c’est la couleur imposée.
— Par qui ?
— Par la majorité.
Et, là-dessus, mon guide soulève sa casquette et baisse les yeux comme pour une prière…
Notre promenade continue. Nous rencontrons des hommes, encore des hommes. Je demande :
— Il n’y a pas de femmes dans cette ville ?
— Des femmes ? Mais nous en avons croisé des centaines.
— Ça, par exemple ! Je croyais pourtant reconnaître une femme quand j’en voyais une.
— Tenez, en voici deux.
Il me désigne un couple de personnes venant vers nous, en tuniques et pantalons gris.
— Comment voyez-vous que ce sont des femmes ?
— Par les chiffres sur leurs cols.
— Ah ! bon ! je trouvais justement que vous aviez beaucoup d’agents de police dans les rues et je me demandais où étaient les autres citoyens…
— Les nombres pairs sont les femmes ; les nombres impairs, les hommes.
— Comme c’est simple ! On doit arriver très vite, avec ce système, à distinguer au premier regard un sexe de l’autre.
Nous avons marché un moment en silence : je pensais aux femmes de mon temps, qui portaient des volants à leurs robes et des fleurs sur leurs cheveux aux belles tresses… Puis j’ai demandé :
— Pourquoi chaque personne a-t-elle un numéro ?
— Pour la distinguer des autres.
— Et les noms de famille, alors ?
— Nous avons supprimé les noms. Les Montmorency regardaient de haut les de La Tour, qui ne voulaient pas connaître les Prévost ni les Dupont ou les Duval.
— Est-ce que les Montmorency et les de La Tour n’ont pas protesté ?
— Naturellement ! Mais les Prévost-Dupont-Duval constituaient la majorité.
— Et les numéros 1, 2, ne se croient-ils pas supérieurs au 2814 ou au 3627, par exemple ?
— Au début, oui ! Mais, avec l’abolition de la richesse, la hiérarchie des chiffres a disparu comme les autres.
Nous marchions depuis longtemps. J’aurais aimé prendre un bain. J’ai demandé à mon guide :
— Où pourrais-je faire ma toilette ?
— Il faut que vous attendiez quatre heures et demie : à ce moment-là, on vous lavera pour le thé.
— On me lavera ? Qui me lavera ?
— L’État. Tant qu’il a été permis de se laver soi-même, il y a eu deux classes ennemies : les propres et les sales. Pour en finir avec cette inégalité flagrante, il a été décidé que chaque citoyen serait lavé deux fois par jour par des fonctionnaires spécialistes.
— !!!
Comme cette promenade est monotone ! De chaque côté de la rue, il n’y a que d’énormes bâtisses semblables à des casernes et, de temps en temps, un immeuble plus petit sur lequel on lit : « Musée », « Hôpital », « Académie des Sciences », etc. J’ai demandé :
— Personne n’habite la ville ?
— Vous faites de drôles de questions ! Et où les gens vivraient-ils, alors ?
— C’est ce que j’essayais de découvrir précisément.
— Nous n’avons pas besoin de maisons comme celles que vous habitiez quand vous vous êtes endormi. Nous sommes socialistes, maintenant ; c’est l’ère de la fraternité et de l’égalité intégrales, ne l’oubliez pas. Nous habitons ces grands immeubles dont chacun loge mille citoyens par chambrées de cent lits, avec des salles de bains et des cabinets de toilette en proportion, des réfectoires et des cuisines. À 7 heures du matin, la cloche sonne, tout le monde se lève et fait son lit. À 7 h. 30, les citoyens, suivant des règlements précis et détaillés qui ont force de lois, vont se faire laver, baigner, raser, coiffer, etc. À 8 heures, ils déjeunent, par tables de vingt, d’une bouillie de gruau et d’une tasse de lait. À midi et le soir, légumes et fruits cuits et, trois fois par semaine, entremets. La majorité a décrété le régime végétarien absolu. À 5 heures, on sert le thé ; à 10 heures, on éteint l’électricité, et tout le monde va au lit. Les hommes vivent d’un côté de la ville, les femmes de l’autre
— Et les gens mariés ?
— Il n’y en a plus. Nous avons aboli le mariage voilà deux cents ans. La vie de famille qui en résultait ne cadrait pas du tout avec notre système, elle était nettement et totalement antisocialiste. L’homme marié pensait plus à sa femme, à ses enfants, à leur avenir et à leur bonheur qu’à l’État souverain ou au bien de la communauté et au destin de l’humanité. Les liens de l’amour et du sang attachaient les êtres par petits groupes qui se séparaient de la grande masse collectiviste. Au lieu de s’appliquer au plus grand bonheur du plus grand nombre, chaque chef de famille pensait, d’abord et avant tout, aux êtres qui lui étaient chers. En secret, les pères et les mères se privaient pour améliorer l’avenir de leurs enfants. L’amour excitait l’ambition dans le coeur des hommes ; pour séduire les femmes qu’ils aimaient, pour laisser un nom dont leurs descendants pussent être fiers, ils voulaient s’élever au-dessus du commun des mortels par quelque action d’éclat. Les grands principes fondamentaux du socialisme étaient chaque jour méprisés et piétinés. Chaque foyer était un centre révolutionnaire, où se développaient les redoutables fléaux de l’individualisme et de la personnalité, où l’égalité était bafouée quotidiennement et par tous, en paroles et en actions. Oui, la famille était notre ennemie. Même en dehors des grands principes, que devenait l’égalité quand celui-ci avait une femme charmante et des enfants dociles, tandis que cet autre devait subir une mégère et d’insupportables marmots ? Comment abolir la joie et la douleur tant que les pères et les mères trembleraient pour la vie de leurs enfants, tant que ceux-ci craindraient de perdre leurs parents ? Il fallait supprimer l’amour, puisqu’il rendait toute égalité illusoire et mettait en danger les nouveaux destins de l’humanité. Nous l’avons donc aboli. Il n y a plus de mariage, maintenant ; les hommes ne font plus la cour aux femmes, mais elles ne leur brisent plus le coeur. Nous avons supprimé joie et peine, adoration et dédain, baisers et larmes. C’est le règne de l’égalité souveraine.
J’ai dit :
— Ce doit être bien reposant, mais je voudrais savoir… Je pose la question au point de vue scientifique seulement… Comment maintenez-vous la race humaine avec votre système ?
— Oh ! c’est très simple. De votre temps, vous produisiez, suivant les besoins de l’heure, autant de chevaux ou d’autres animaux que vous vouliez, n’est-ce pas ? Nous procédons de la même façon : chaque année, l’État fixe le nombre d’enfants nécessaires à la collectivité ; nous arrangeons les choses soigneusement, sous la haute surveillance de médecins inspecteurs assermentés. Dès que les enfants sont nés, on les sépare de leurs mères, qui pourraient se mettre à les aimer. On les élève dans les nurseries et les écoles jusqu’à 14 ans ; ensuite, ils passent un examen qui permet de fixer quel métier ou profession ils devront exercer pour donner, au profit de l’État, le meilleur rendement ; on leur enseigne le nécessaire. À vingt ans, ils prennent rang de citoyens et ont le droit de vote. Il n’y a aucune différence civique entre les hommes et les femmes. Tous jouissent des mêmes privilèges…
Je suis sorti de mon ahurissement pour demander :
— Quels privilèges ?
— Mais tout ce que je viens de vous dire…
— Ah ! bien !…
Nous avons marché encore, et, tout d’un coup, j’ai remarqué :
— Il n’y a aucun magasin dans votre ville ?
— Non, nous n’avons pas besoin de magasins puisque l’État nous donne la nourriture et le logement ; il nous habille, nous lave, nous rase, nous fournit le médecin si besoin est et exécute ses ordonnances. Il nous met au monde et nous ensevelit. Que ferions-nous de magasins ?
Tout à coup un grand gaillard bien découplé, mais manchot, est passé près de nous. J’avais déjà vu dans la matinée deux ou trois individus affligés de cette infirmité et pourtant taillés en athlètes ; à ma remarque, mon guide a répondu :
— Oui, quand un citoyen est trop au-dessus de la moyenne par sa taille ou sa force, nous lui coupons un bras ou une jambe pour rétablir l’équilibre. La nature retarde quelquefois, vous savez, et nous avons encore à faire pour réparer ses erreurs.
— Quel dommage que vous ne puissiez pas l’abolir tout à fait !
— Nous voudrions bien. Du moins, avons-nous déjà réalisé de grands progrès dans cet ordre d’idées, comme en tout, d’ailleurs, vous le voyez.
— Et quand la nature se trompe et vous donne un être au-dessus de la moyenne au point de vue cérébral ?
— Oh ! cela n’arrive plus guère, hélas ! depuis le temps que nous abaissons le niveau intellectuel (et nous voudrions même pouvoir le relever un peu). Enfin, si un génie s’annonce par hasard, nos chirurgiens font subir au sujet une petite opération qui réduit son cerveau aux dimensions et, par suite, aux conceptions normales.
— Pensez-vous que c’est juste de mutiler ainsi les créatures humaines ?
— Naturellement, c’est juste.
— Pourquoi dites-vous « naturellement » avec une telle assurance ?
— Parce que c’est l’avis de la majorité.
— Selon vous, la majorité est infaillible ?
— Absolument infaillible.
— Est-ce aussi l’opinion des mutilés ?
— Oh ! ils sont la minorité.
— Mais, même ainsi, ils ont droit à leurs bras et à leurs cerveaux.
— Une minorité n’a, au XXIXe siècle, aucun droit.
— Il faut donc, bon gré mal gré, appartenir à la majorité ?
— C’est de beaucoup préférable ; en fait, c’est même la seule solution.
Vraiment, j’en avais assez de cette ville modèle. J’ai demandé à mon guide si je pourrais aller à la campagne pour changer un peu. Il m’a dit :
— Si vous voulez. Mais je ne crois pas que cela vous plaira davantage.
— Mais c’était si beau, autrefois ! Il y avait de magnifiques arbres verts, des pelouses unies comme un velours, des maisonnettes couvertes de plantes grimpantes…
— Oh ! nous avons transformé tout cela en un immense jardin potager, divisé par des routes et des canaux à angles droits. Nous avons aboli la beauté des paysages : cela ne cadrait pas avec notre égalité. Pourquoi certains auraient-ils vécu parmi les splendeurs d’un beau parc, tandis que d’autres languissaient sur une lande stérile et désolée ?
— Est-ce qu’on a le droit d’émigrer dans un autre pays ? N’importe lequel, mais ailleurs ?
— Oh oui ! si vous voulez. Mais c’est partout la même chose, et dans le monde entier il n’y a plus, maintenant, qu’un seul peuple, un seul langage, une seule loi, une seule façon de vivre.
— Tout est partout pareil ? Aucune variété, aucune différence ? Mais quels sont vos plaisirs ? N’avez-vous pas des théâtres ?
— Nous avons aboli les théâtres. Les acteurs semblaient absolument incapables d’accepter et même de concevoir les doctrines égalitaires. Chacun se croyait le plus grand acteur du monde et, de plus, supérieur à tout le genre humain. Est-ce que c’était comme ça de votre temps ?
— Exactement, mais nous n’y attachions pas la moindre importance.
— Nous avons trouvé, au contraire, que c’était très grave, et notre toute-puissante Société du Ruban Blanc de la Vigilance, ayant décrété que les lieux d’amusement étaient les antres du vice et de la dégradation, les a tous supprimés.
— Avez-vous le droit de lire ?
— Oh oui ! Mais il ne paraît plus beaucoup de livres, de moins en moins chaque année : nous vivons tous des vies si parfaites, dans une égalité si absolue… Il n’y a plus ni bien ni mal, ni peine ni joie, ni espérance, ni amour, ni haine dans le monde entier. Tout est essentiellement régulier, uniforme et convenable… Sur quel sujet pourrait-on écrire, sauf le « Destin de l’Humanité » ?
— C’est vrai. Mais ce que les anciens ont écrit ? Homère, Racine, Shakespeare et une ou deux petites choses de moi, qu’en avez-vous fait ?
— Nous avons brûlé ces oeuvres : elles étaient pleines de vieilles idées, fausses ou dangereuses, qui avaient cours quand les hommes étaient des esclaves et des bêtes de somme. Nous avons détruit aussi les tableaux et les sculptures quand la Société de Vigilance les a déclarés « les monuments de l’indécence dont les âges révolus furent empoisonnés ». Toute oeuvre artistique ou littéraire est maintenant interdite, car elle ne peut que saper les principes de l’égalité ou faire réfléchir les hommes. La majorité a voulu prévenir ce danger. Il n’y a plus de jeux non plus, car ils engendrent des compétitions et conduisent à l’inégalité.
J’ai encore demandé :
— Chaque citoyen doit à l’État combien d’heures de travail quotidien, exactement ?
— Trois heures ; après quoi, son temps lui appartient.
— Ah ! voilà ce que je voulais vous entendre dire. Et que faites-vous pendant les vingt et une heures qui vous restent ?
— Nous nous reposons. Nous parlons.
— De quoi ?
— Du malheur des hommes d’autrefois et des destinées de l’humanité.
— Est-ce que vous n’en avez pas par-dessus la tête, des destinées de l’humanité ? D’ailleurs, qu’entendez-vous par là ?
— Hum !… Continuer à être comme nous sommes et encore mieux, encore plus égaux, qu’il y ait encore plus de travail fait électriquement et que nous ayons deux bulletins de vote au lieu d’un.
— Merci. Je vois… Vous ne pensez pas à d’autres choses, quelquefois ? Avez-vous une religion ? Adorez-vous un dieu ?
— Oui.
— Comment s’appelle-t-il ?
— La majorité.
— Puis-je vous poser encore une question ? Je n’abuse pas de vos instants ?
— Non. Je dois me promener et parler avec vous, cela fait partie de mes trois heures de travail.
— J’en suis heureux, je ne voudrais pas empiéter sur vos loisirs. Je voulais vous demander si beaucoup de gens se suicident par le temps qui court ?
— Non, cela n’est jamais arrivé depuis des siècles…
En regardant tous ces visages d’hommes et de femmes que je rencontrais, je me demandais où j’avais bien pu voir cette expression résignée, tranquille, patiente et tellement vide, qui pourtant me semblait familière. Ah ! je sais : c’étaient, autrefois, les chevaux et les boeufs qui regardaient ainsi les humains, leurs maîtres.
Non, ces gens-là ne doivent pas, ne peuvent plus penser au suicide…
Comme c’est étrange ! Tout se brouille devant mes yeux, les visages deviennent indistincts… Et où est mon guide ? Et pourquoi suis-je sur le trottoir ?… Oh ! sûrement, je reconnais la voix de ma vieille propriétaire…
A-t-elle dormi mille ans, elle aussi ? Elle dit qu’il est midi. Seulement midi, et l’on ne me lavera pas avant 4 h. 30 ! Quelle horreur ! Et j’ai mal à la tête, j’ai chaud et…, et je suis dans mon lit!1 Aurais-je rêvé ?
Est-ce que je vis toujours au XIXe siècle ?
Oui. Par la fenêtre ouverte, j’entends les bruits de la rue et le grondement de la cité surpeuplée où les hommes luttent et travaillent. Chacun, suivant sa force, sa science ou son intelligence, se taille sa part… J’entends des gens qui rient, je sais que d’autres pleurent. Dans l’immense ville, il y a des criminels et des apôtres ; celui-ci tombe, cet autre l’aide à se relever. Nous avons retrouvé le goût du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal. Nous vivons. Je vis. Hourra ! Oui. Mais c’est que j’ai un peu plus de trois heures de travail à fournir aujourd’hui, et moi qui voulais me lever à 7 heures du matin.
Ah là là ! Et si j’avais un peu moins fumé hier et bu moins de chartreuse !…
Et j’ai encore sommeil…
Texte paru dans la Revue Belge, 11e année, Tome III n°3 du 1er août 1934.
Source de l’image.
Bonjour,
De qui est la traduction s’il vous plaît?
Cordialement
Bonjour,
nous ne connaissons malheureusement pas le traducteur…