Si Jules Verne n’a pas inventé le tour du monde, il lui a donné une durée : quatre-vingts jours pour faire le tour du globe. Le Tour du Monde en quatre-vingts jours, paru en 1872, n’est pas la première circumnavigation narrée par Jules Verne. Il faut se souvenir des titres complets de Les Enfants du Capitaine Grant. Voyage autour du Monde (1865 – 1867) et de Vingt Mille lieues sous les mers. Tour du monde sous-marin (1869 – 1870). L’expression disparaît après 1872 dans les titres verniens mais connaît un immense succès dans la littérature populaire : Le Tour du monde d’un gamin de Paris de Louis Boussenard (1879), Un Tour du Monde en aéroplane d’Arnould Galopin et Henry de La Vaulx (1905), Le Tour du monde en aéroplane de Marius Buisson (1910), Le Tour du monde de deux enfants de Jean de la Hire (1912), …
Les auteurs rivalisent d’ingéniosité pour soit rendre le défi extrêmement difficile comme dans le cas de Paul d’Ivoi et Léon Chabrillat qui donnent à leur héros une somme ridiculement faible pour faire le tour du monde (Les Cinq sous de Lavarède en 1894) soit faire mieux que Philéas Fogg avec, par exemple, dès 1875, Alphonse Brown qui embarque son personnage à bord d’une aéronef dans La Conquête de l’air. 40 jours de navigation aérienne, déjà deux fois plus rapide que Jules Verne, Léon Berthaud en 1910 qui bat Le Record du tour du monde et la course de vitesse se poursuit avec comme ultime record Le Tour du monde en… un jour de M. Boué et Edouard Aujay (1933).
Dans Le Tour du monde en moins de quatre-vingts jours, longue nouvelle anonyme parue en 1899, qu’ArchéoSF vous propose aujourd’hui, le héros Georges relève le défi d’un tour du monde en moins de quatre-vingts jours en utilisant les moyens de transport terrestres et maritimes. Que ne ferait-on pas par amour ! Mais battra-t-il Philéas Fogg ? Vous le saurez en suivant ce nouveau feuilleton !
Le 1er janvier 1897, M. V…, chef de l’une des plus importantes maisons de commission du quartier du Sentier, avait réuni quelques amis en un dîner familial. Parmi les convives se trouvait un jeune avocat, à qui sa grosse fortune permet de délaisser le barreau parisien, pour faire de fréquents voyages d’agrément à l’étranger et, comme c’est un fervent disciple de Nemrod, il se fait gloire d’avoir abattu, au cours de ses séjours au delà de nos frontières, des animaux et des volatiles inconnus dans celles de nos rares contrées demeurées giboyeuses : le mouflon en Corse, la grouse en Écosse et une hyène en Tunisie. Cela lui avait valu quelque célébrité dans son milieu, où on l’appelait communément le voyageur.
Ce soir-là, M. Georges S…, le héros de l’histoire qui va suivre, était assis aux côtés de Mlle V…, une charmante Parisienne, près de laquelle il se montrait d’un empressement fort visible, empressement tel que le père se demandait si, un jour ou l’autre, l’avocat-voyageur ne deviendrait pas candidat à la main de sa fille, bien que celle-ci ne parût point prendre garde au manège du jeune homme…
Cependant la conversation roulait sur les faits du jour. Un des convives se plaignait de l’encombrement occasionné par les petites baraques, dressées sur le boulevard, à l’occasion du jour de l’an… Et l’on parlait de la difficulté de choisir les étrennes à donner…
— Quand ce sont des bébés, c’est facile, dit quelqu’un, 0n achète un jouet, et c’est vite fait, mais, pour un grand garçon comme toi…
Et il s’adressait au fils de M. V…, important personnage d’une dizaine d’années.
— Moi ? je n’ai reçu [que] des livres, dit le moutard. On m’a envoyé, de deux côtés différents, le Tour du Monde de Jules Verne !
— Comment, cela se lit donc toujours ? s’écria un autre convive. Il me semble que j’étais encore jeune lorsque ce livre là fut publié…
— Certes, répliqua Georges S…, et on le lira longtemps encore, parce que c’est d’un humour et d’une invention charmants… ; mais c’est déjà vieux !
— Ah ! voilà bien le voyageur qui reparaît ! dit M. V… en riant. Vous n’avez jamais fait le tour du monde, vous !
— Hélas ! non ! Et j’ai bien envie de le faire. Vous n’imaginez pas à quel point cela me tente !…
— Qui vous en empêche ?
— Rien, au fond, soupira Georges S…, en jetant un regard furtif sur sa voisine… Mais je crains fort de ne point m’y décider… quoique ce soit le moment, car, plus tard, si je me marie, je ne me vois pas emmenant ma femme, à qui cela ne sourirait peut-être guère, à travers les continents…
— Sans compter, dit M. V…, interrompant, que tout ce que l’on raconte dans les livres est d’une haute fantaisie. Il est impossible de faire le tour du monde en quatre-vingts jours…
— Mais, je crois, monsieur, que vous faites erreur ! répartit le jeune avocat.
— Pas du tout ! c’est impossible, je vous l’affirme.
— Hé bien ! moi, j’affirme que c’est possible ! j’y ai songé, un jour, et je crois que l’on peut même le faire en moins de temps !
— Ah ! c’est trop fort ! reprit M. V…, voyons, mon cher ami, vous oubliez que Jules Verne a mis tous les atouts dans le jeu de ses personnages, qu’il a truqué, sans doute, les itinéraires, et qu’il suffit de la moindre anicroche pour faire tout rater !… C’est enfantin !… Et, d’ailleurs, qui peut avoir l’idée de s’embarquer pour courir ainsi sans s’arrêter !… C’est une idée de poète !
— Idée de poète, tant que vous voudrez ! Mais, je l’ai eue, moi, et j’ai eu l’envie de battre le record du livre de Jules Verne ! Vous me direz que je n’en serais pas plus avancé pour cela, mais ça m’amuserait !…
— Ça se dit ; mais cela ne se fait pas ! interrompit M. V…, même quand on est, comme vous, un grand voyageur !
Quelle idée passa alors par la tête de Georges S… ? Il crut voir un étrange sourire illuminer les yeux et arquer les lèvres de sa voisine. Était-ce un défi ? Se disait-elle : « Non ! ce n’est pas un homme à accomplir de telles promesses ! »
— Quelle heure est-il ? dit le jeune avocat en tirant sa montre… Il est neuf heures… Vous m’excuserez si, dans un moment, je vous demande la permission de quitter la table… Le train du Havre part à onze heures dix… C’est aujourd’hui vendredi ; tous les samedis, un transatlantique part pour New-York. Je m’y rends. Avant que quatre-vingts jours se soient écoulés, je viendrai, mon cher M. V…, vous apporter la preuve que j’aurai fait le tour du monde…
Tous les convives avaient levé la tête. Ils regardaient Georges S…, se demandant s’il n’était pas devenu subitement fou.
— C’est très chouette ! ça ! s’écria le fils de la maison.
Georges S… regarda de nouveau sa voisine, qui souriait du même sourire énigmatique.
— Ce n’est pas sérieux ? demanda M. V.
— C’est tout ce qu’il y a de plus sérieux !
Et l’avocat se leva, s’inclina devant Mlle V..„ qui remplissait l’office de maîtresse de maison, car le commissionnaire est veuf.
La jeune fille s’inclina en souriant. Puis Georges S… sortit rapidement, pour éviter, sans doute, d’être retenu.
À peine eut-il quitté la pièce que M. V., songea : « Drôle de gendre que j’aurais eu là ! » Cet incident avait causé une telle impression de stupeur sur l’assistance qu’on parla d’autre chose, jusqu’à la fin du repas.
Rendez-vous dimanche prochain, pour découvrir la suite des aventures de Georges dans son voyage autour du monde, dans son défi contre le temps !
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