Drames intimes : la ressemblance

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La ressemblance

I

Ce fut à Cannes que Pierre Géliot rencontra l’adorable marquise de Ronières, dont le divorce avait fait quelque bruit deux ans auparavant. Le jugement avait donné gain de cause au mari qui conserva la garde de l’enfant. Mais la marquise eut alors des défenseurs ardents qui la prétendirent victime d’une odieuse machination. Après le procès, elle vécut très seule, très retirée, ne recevant que quelques amis, en tout petit comité. L’un d’eux introduisit Géliot dans le cénacle. Marthe de Ronières avait alors vingt-huit ans ; elle était délicatement, mélancoliquement belle ! Pierre en tomba aussitôt épris — éperdument. C’était un de ces coeurs nerveux, en qui l’amour crée de profondes perturbations, qui se débattent et râlent en de perpétuelles angoisses sentimentales. Toute sa jeunesse n’avait été qu’une suite de crises passionnelles.
Celle-ci sembla définitive. En effet, bien que sa conscience de catholique pratiquant s’opposât à un mariage que l’Église ne pouvait consacrer, il épousa la marquise. En augurait-on mal autour de lui de cette union qui mettait aux prises deux sensibilités aussi accusées !
L’avenir pourtant parut déjouer ces fâcheuses prévisions. Aucun nuage ne vint obscurcir, dans les premiers temps du moins, la félicité de ces époux qui s’aimaient. Au bout d’un an de mariage, un petit garçon leur naquit, — un délicieux baby rose et potelé, qui entra dans la maison comme un nouveau rayon de soleil.
Malheureusement, ils laissaient derrière eux tout un passé qui les guettait. Il y avait cinq ans que ce bonheur durait lorsque survint l’irréparable événement qui les détruisit, comme ces châteaux de cartes que le premier souffle jette à bas.
L’été dernier, aux bains de mer, le hasard des tables d’hôtes les mit brutalement en présence du marquis de Ronières et de son fils. Ce fut alors que se passa dans une banale salle à manger d’hôtel, au milieu du bruit des conversations, parmi la bousculade des services, un de ces drames intimes, d’autant plus poignants que les acteurs se contraignent d’en étouffer les péripéties au fond de leurs âmes et souffrent, solitaires, avec la secrète pudeur de leur mal et l’angoisse de se laisser mutuellement deviner. À la vue de son premier mari, de ce fils, dont depuis dix ans elle n’avait aucune nouvelle, madame Géliot dut refouler l’intense émotion que suscitait la résurrection soudaine, en plein oubli et en plein calme, d’un douloureux passé, et il lui fallut taire aussi l’élan qui la portait vers l’enfant, autrefois ravi par force à sa maternité. Ce, pendant que les deux maris, le premier, affectant une hautaine indifférence, le second, trahissant par l’inquiétude de sa physionomie et la nervosité de ses gestes, le tumulte de sa pensée, s’observaient en dessous, hostiles et haineux.
Et cette scène, d’où le caractère des personnages en cause excluait toute apparence de comique, se dramatisait encore par la présence des deux enfants, placés l’un en face de l’autre, qui, dans leur inconscience, s’envoyaient des sourires et, par leurs agaceries, forçaient l’attention de leurs parents.
Le soir même, monsieur et madame Géliot rentraient à Paris. Ils ne prononcèrent pas une parole, ils ne firent pas une allusion à la funeste rencontre. Mais au regard navré qu’ils échangèrent et par lequel ils pénétrèrent jusque dans les replis les plus profonds d’eux-mêmes, ils comprirent que c’en était fait de leur bonheur, que désormais le passé se dresserait toujours entre eux, qui tuerait leur mutuelle confiance et empoisonnerait leur vie !

II

Oh ! l’affreuse jalousie qui s’attaque à ce qui n’est plus, qui s’en prend au néant, qui se débat dans le vide !
Que de fois Pierre Géliot, dans les premiers temps de son mariage, en avait ressenti l’aiguillon ! Puis le temps, la passion avaient fait leur oeuvre : il ne connaissait pas le marquis de Ronières, il n’avait jamais vu le fils de sa femme.
Par son tact, par la délicatesse de son amour, Marthe avait jeté un voile sur cet autrefois si plein de menaces. L’enfant ensuite était venu qui semblait avoir rompu le dernier lien entre le présent et le passé. La vie s’ouvrait devant eux, nouvelle et souriante.
Et voilà que le hasard, bête et méchant, le faisait renaître, ce passé qu’ils avaient cru bien mort ! Tout un travail s’accomplit dans l’esprit troublé de Pierre Géliot : du spectacle inattendu qui l’avait si vivement affecté, ce ne fut plus seulement la sensation d’ensemble, sensation douloureuse que seule d’abord avait perçue sa conscience, ce fut la scène elle-même, dans ses moindres détails, avec la photographie des personnages, non pas vague et esquissée, mais singulièrement précise qui hanta sa mémoire. Il revit la physionomie pâle et hautaine, la barbe blonde, les yeux d’un bleu dur, comme figé, du marquis de Ronières ; il revit le fils de sa femme, blond et pâle comme le père, et l’analogie des deux visages le frappa. « Comme ils se ressemblent ! »
pensa-t-il. Aussitôt, le rapprochement se commanda entre l’image du jeune de Ronières et celle de son propre fils, qui était blond, qui était pâle, qui avait les yeux bleus aussi ! Et ce fut cette remarque comme un trait de lumière qui lui traversa la pensée : si les deux frères se ressemblaient, son fils à lui ressemblait donc au marquis ! La conclusion s’imposa dans sa logique brutale et féroce. Tout son coeur s’en affola. Ce n’était donc pas assez que sa pauvre imagination de jaloux souffrît révoquer un obscène tableau d’accouplement où Marthe subissait la possession de cet homme ! Il fallait encore que cette possession l’eût marquée d’une tare indélébile et que son sexe en supportât les effets jusque dans les conceptions ultérieures ! Il voulut fuir l’atroce
idée. Il chercha un refuge dans le raisonnement.
En vain ! Il observa son fils ; la ressemblance apparut certaine, indéniable. Il consulta des livres de physiologie, et il lut que le phénomène d’identité constaté dans les diverses portées des femelles, se remarque également chez les enfants des veuves remariées. Encore, si Marthe était veuve, mais non, son premier mari vivait et sans doute lui aussi s’était aperçu de la ressemblance ; peut-être son amour-propre en avait-il tressailli de joie.

III

On conçoit les désordres que devait engendrer cette funeste découverte chez un esprit aussi nerveux, aussi impressionnable que celui de Pierre Géliot. L’idée de la fatale ressemblance le tortura dans son amour, dans son orgueil, dans toute son humanité. Elle s’implanta dans son cerveau, elle lui rongea la raison, elle lui détraqua l’intelligence. Les progrès de la maladie morale furent
rapides. Ils se décelèrent par la fébrilité chaque jour plus accentuée du regard, du geste, et de la parole. On pressentit dans toutes ses attitudes la surexcitation, prête à se transformer en crise aiguë à la première occasion. Une perpétuelle détresse contracta sa physionomie naguère si heureuse. Il sembla prendre sa femme et son fils en horreur.
Plusieurs fois, Marthe, anxieuse, surprit le regard de haine dont il les enveloppa tous deux. Un jour, elle voulut le questionner, lui demander : Où ? De quoi souffrait-il ? Il la contempla un instant en silence, puis il fut pris tout à coup de fureur, il la frappa, il bouscula l’enfant qui s’accrochait aux jupes de sa mère et le fit tomber. Dans la chute, le front du petit heurta l’angle d’un meuble. Le sang jaillit. Pierre poussa un grand cri et s’enfuit dans les escaliers en hurlant.
Aujourd’hui, dans la cellule où il est enfermé, le malheureux fou par une singulière transposition de sa personnalité se croit « le marquis de Ronières » et supplie ses gardiens de châtier ce misérable Géliot qui lui a tué son fils !

MARCEL L’HEUREUX

 

Source : Gil Blas, 10 janvier 1892
Image : the Carlton Publishing Co., London E. C. Printed in Germany

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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