III. — La cour du grand Roi en omnibus.
Que vîmes-nous dans l’antichambre ! Quatre pioupous excessivement modernes, en pantalons rouges, commandés par un caporal et guidés par le gardien du château, parlementant avec d’autres soldats portant un uniforme du dix-septième siècle, le justaucorps jaune et les chausses bleues des gardes du corps de Louis le Grand.
Lignards et gardes du corps, aussi étonnés les uns que les autres, se considéraient avec stupéfaction, les regards des lignards allant aux épées des gardes du corps, aux bandoulières brodées soutenant les étuis à cartouches, la poire à poudre et le pulvérin, aux cravates de dentelles et aux manchettes ; les yeux des gardes du corps attachés aux fusils Lebel, aux cartouchières et aux sabres-baïonnettes.
Inutile de dire qu’à la vue des souliers godillots et des tuniques en gros drap, les fringants gardes du corps n’avaient pu cacher une moue expressive. Le gardien et le suisse à la hallebarde, personnage important, s’interpellaient avec colère : il était visible que les choses allaient se gâter.
— Mais enfin qu’est-ce que vous faites ici, dans mon musée, dit le gardien, et d’où sortez- vous ?
Le suisse roulait de gros yeux : l’audace de et homme qui osait élever la voix dans l’antichambre du grand Roi le confondait.
— Maraud ! s’écria-t-il, manant ! Maroufle ! Vous voulez goûter de la Bastille, à ce qu’il dirait ? Cela ne tardera guère ! Messieurs les gardes du corps, emmenez cet homme, je vous prie !
— Fourrez-moi celui-ci au poste ! dit le gardien en montrant le suisse au caporal en pantalon rouge.
Qu’allait-il advenir ? Les lignards s’avançaient et de leur côté les gardes du corps mettaient déjà la main au collet du gardien. Mais quelques seigneurs, appelés par le bruit, parurent en ce moment, parmi lesquels M. de Turenne lui-même, qui d’un seul regard fit faire silence à tous.
— Monsieur le Maréchal, dit le suisse, c’est ce maraud
Au mot de maréchal les fantassins se rangèrent brusquement en ligne et au port d’armes.
Le caporal, effaré, devint rouge comme son pantalon. Cependant M. de Turenne regardait avec un étonnement visible ces uniformes et ces armes qu’il ne connaissait pas.
— Qu’est-ce ? fit-il en se retournant vers un jeune gentilhomme, à la tournure militaire, qui l’accompagnait ; on a donc changé l’habit pendant notre campagne ?
— Pas que je sache, monsieur le Maréchal ! répondit le gentilhomme.
— D’où êtes-vous, jeune homme ? demanda le maréchal au caporal.
— Je suis de Noyon, mon maréchal, balbutia le caporal en faisant le salut militaire.
— Régiment de Picardie, alors ? Ce nouvel uniforme manque un peu d’élégance, mais il est très militaire et me parait commode. Et ce mousquet ? Voyons donc ce mousquet.
— Ce n’est pas un mousquet, mon maréchal, c’est un Lebel…
M. de Turenne prit le fusil et tenta de faire jouer la batterie ; pour le coup sa figure exprima une profonde stupéfaction.
— Quel changement pendant notre campagne ! fit-il ; je ne connais pas ce mécanisme, c’est sans doute un mousquet à l’essai.
— Adopté, mon maréchal, à répétition, quinze balles à la minute…
Le maréchal n’en demanda pas davantage ; il rentrait précipitamment dans la chambre royale, sans doute pour demander des explications, lorsque le gardien, revenant à son idée, éleva encore la voix :
— Caporal, je ne connais que la consigne, vous allez m’emballer ce…
Le maréchal, se retournant, fit un signe aux soldats.
Le caporal mit la main au collet du gardien.
— La consigne, c’est le maréchal ! s’écria le lignard. Vous faites trop le malin, à la fin, vous qui venez nous chercher pour des bêtises intempestives, même que le maréchal aurait pu nous faire mettre au clou… C’est vous que je vais emballer ! Une, deusse, mon bonhomme !
Et le pauvre gardien, placé entre quatre hommes, s’en alla tout penaud, pendant que les gardes du corps s’installaient sur les banquettes au fond de l’antichambre et que le suisse triomphant reprenait dignement sa hallebarde.
La porte de la chambre s’ouvrit toute grande : nous entendîmes la voix d’un chambellan qui réclamait les carrosses du Roi.
Louis XIV allait sortir ; nous nous regardâmes. Où étaient-ils les carrosses du grand Roi ? À Trianon ou à Cluny ? Nulle part peut-être ! Mais Célestin Marjolet parla.
— Sire, dit-il, je demanderai à Votre Majesté de vouloir bien s’accommoder d’un genre de locomotion tout nouveau, qui la surprendra sans doute, mais dont elle appréciera les avantages…
Nous n’entendîmes pas tout ce qu’il ajouta, un léger brouhaha s’étant élevé : on discutait ; je reconnus la voix de M. Colbert et celle de M. de Turenne. Enfin le Roi daigna acquiescer à la demande de notre ami et il nous parut que la cour allait se diriger sur Paris.
Mon Dieu ! Quel genre de locomotion l’audacieux Célestin Marjolet allait-il offrir à tous ces nobles personnages ? Comptait-il donc faire monter le grand Roi en tramway ?
Nous fûmes bientôt fixés. Voyant tous les courtisans se préparer au départ, nous descendîmes rapidement l’escalier pour être avant eux au bas des degrés de la cour de Marbre.
Il y avait, rangés devant la colonnade, une dizaines de tricycles et quatre de ces immenses omnibus qui promènent dans Paris les touristes anglais.
Des tricycles ! Des omnibus ! Que diraient les courtisans de Louis ? Et les augustes sourcils ne se fronceraient-ils pas d’eux-mêmes ?
Célestin, le claque à la main, descendait devant le Roi ; quelques dames s’étaient jointes au cortège, des dames de la cour du grand Roi devant nos yeux ébahis, des princesses et des duchesses qui semblaient être sorties du cadre des tableaux qui ornaient les galeries du palais.
Nous reconnûmes parfaitement, parmi ces dames, Madame de Sévigné, la célèbre épistolière du grand siècle.
Cependant le roi et la cour considéraient attentivement les tricycles.
— Vais-je attendre ? fit sévèrement le Roi, ces voitures ne sont pas attelées.
— Vous prétendiez avoir tout préparé, dit Colbert à Célestin Marjolet : où sont les chevaux, monsieur ?
— Il n’y a pas de chevaux, dit Marjolet, c’est le voyageur qui fait marcher le véhicule par le mouvement des pédales… c’est la voiture de l’avenir, elle supprime les écuries coûteuses, elle a pour avantages : légèreté, rapidité, économie…
— Économie ? dit Colbert avec intérêt.
— Avez-vous pu songer, monsieur, déclara le Roi, à me faire voyager en cet équipage, pour que je sois à la fois mon propre cocher et mon propre cheval ?
Les courtisans firent entendre un murmure désapprobateur, on regarda sévèrement l’audacieux et irrespectueux savant.
— Non, Sire, s’écria Marjolet, ces véhicules sont pour les personnes de la cour qui désireront en faire l’essai : j’ai des voitures pour votre Majesté.
Mais personne ne semblant se soucier d’essayer d’un genre de locomotion si nouveau, il fallut que Célestin donnât l’exemple et fît marcher un tricycle pour déterminer quelques personnes à l’imiter. Le grand Roi s’étant arrêté en souriant, ce sourire décida d’autres courtisans et quelques dames se joignirent à eux sur les tricycles à plusieurs places.
— Mon Dieu, dit Mme de Sévigné en montant en croupe d’un noble duc, cette invention me paraît délicieuse, j’en veux essayer pour en parler à Mme de Grignan.
Colbert arrêta M. de Turenne par le bras devant un très gros seigneur qui s’était juché tout soufflant sur un tricycle et s’exténuait à le faire manœuvrer pour faire sa cour au monarque.
— Voyez donc, Monsieur le maréchal, dit Colbert, ne pourrait-on monter ainsi nos régiments de cavalerie, nos chevau-légers du moins ? Quelle économie sur les fourrages !
Le grand Turenne éclata de rire.
— Si c’est là, dit-il, tout ce que votre savant veut nous montrer, il me paraît abuser des instants du Roi !
Cependant le Roi et toute la Cour achevaient de s’installer dans les omnibus. On était un peu serré. Personne n’osait se plaindre, mais on regrettait les carrosses. Deux hommes seulement se montrèrent tout à fait offusqués. C’étaient le peintre Lebrun et l’architecte Mansard, qui étaient montés avec quelques gens de lettres et seigneurs de moindre importance dans le dernier omnibus.
— Ces carrosses sont d’un style bien pauvre, gémissait Lebrun, ils ne sont même pas dorés !
— C’est trop fort ! disait l’architecte, on a apporté sans me consulter quelques changements à mon palais de Versailles ! Je suis donc disgracié ?
Les amis de Célestin Marjolet s’étaient empilés dans ce dernier omnibus. Nous avions à côté de nous Boileau, qui citait constamment des vers, Molière, le grand comique, d’humeur assez lugubre ce jour-là, Racine, La Fontaine le fabuliste, homme très distrait, venu à la Cour pour réclamer une place à la surintendance de Champagne qu’on lui avait retirée parce qu’il oubliait depuis dix ans d’aller la remplir ; enfin un monsieur qu’on nous dit être le célèbre Vatel, le cuisinier du prince de Condé, appelé par son maître pour les préparatifs d’un festin solennel offert au grand roi.