Alfred Jarry — « Commentaires pour servir à la construction pratique de la machine à voyager dans le temps » par le Dr Faustroll (1899)
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ALFRED JARRY
« Commentaires pour servir à la construction pratique
de la machine à voyager dans le temps » par le Dr Faustroll (1899)
[qui était Alfred Jarry ? — qu’est-ce que la Pataphysique ? — la bibliothèque du Dr Faustroll]
I. LA NATURE DU MILIEU
Il n’est pas plus malaisé de concevoir une Machine à explorer le Temps qu’à explorer l’Espace, soit que l’on considère le Temps comme la quatrième dimension de l’Espace, soit comme un lieu essentiellement différent par son contenu.
On définit usuellement le Temps : le lieu des événements, comme l’Espace est le lieu des corps. Ou avec plus de simplicité : la succession, alors que l’Espace — qu’il s’agisse de l’espace euclidien ou à trois dimensions, de l’espace à quatre dimensions, impliqué par l’intersection de plusieurs espaces à trois dimensions ; des espaces de Riemanri, où les sphères sont retournables, le cercle étant ligne géodésique sur la sphère de même rayon ; des espaces de Lobatchewski, où le plan ne se retourne pas ; ou de tout espace autre que l’euclidien, reconnaissable à ce qu’on n’y peut, comme dans celui-ci, construire deux figures semblables — est la simultanéité.
Toute partie simultanée du Temps est étendue et par là explorable à l’aide des machines à explorer l’Espace. Le présent est Étendue dans trois directions. Que l’on se transporte à un point quelconque du passé ou du futur, ce point, au moment du séjour, sera présent et étendu dans trois directions.
L’Espace ou Présent a réciproquement les trois dimensions du Temps : l’espace parcouru ou passé, l’espace à venir et le présent proprement dit.
L’Espace et le Temps sont commensurables ; l’exploration par la connaissance des points de l’Espace ne peut se faire qu’au long du Temps ; et pour mesurer quantitativement le Temps, on le ramène à l’Espace des cadrans des chronomètres.
L’Espace et le Temps, de même nature, peuvent être considérés comme des états physiques différents d’une même matière, ou des modes divers de mouvement. À ne les prendre même que comme formes de la pensée, nous voyons l’Espace comme une forme solide et un système rigide de phénomènes, alors qu’il est devenu poétiquement banal de comparer le Temps à un liquide animé d’un mouvement rectiligne uniforme, constitué par des molécules mobiles dont la moindre facilité de glissement ou la viscosité n’est en somme que la conscience.
L’Espace étant fixe autour de nous, pour l’explorer, nous nous mouvons dans le véhicule de la Durée. Elle joue en cinématique le rôle d’une variable indépendante quelconque, en fonction de laquelle se déterminent les coordonnées des points considérés. La cinématique est une géométrie : les phénomènes n’y ont pas d’avant ni d’après, et le fait que nous créons cette distinction prouve que nous sommes emportés au long d’eux.
Nous nous mouvons dans le sens du Temps et avec la même vitesse, étant nous-mêmes partie du présent. Si nous pouvions rester immobiles, dans l’Espace absolu, le long du Cours du Temps, c’est-à-dire nous enfermer subitement dans une Machine qui nous isole du Temps (sauf le peu de « vitesse de durée » normale dont nous resterons animés en raison de l’inertie), tous les instants futurs et passés (nous constaterons plus loin que le Passé est par-delà le Futur, vu de la Machine) seraient explorés successivement, de même que le spectateur sédentaire d’un panorama a l’illusion d’un voyage rapide le long de paysages successifs.
II. THÉORIE DE LA MACHINE
Une Machine qui nous isole de la Durée, ou de l’action de la Durée — vieillir ou rajeunir, ébranlement physique imprimé à un être inerte par une succession de mouvements —, devra nous rendre transparents à ces phénomènes physiques, nous les faire traverser sans qu’ils nous modifient ni déplacent. Cet isolement sera suffisant (il est d’ailleurs impossible de le combiner plus parfaitement) si le Temps, nous dépassant, nous communique une impulsion minime, mais qui compense le ralentissement de notre durée Habituelle conservée par inertie, ralentissement dû à une action comparable à la viscosité d’un liquide ou au frottement d’une machine.
Être immobile dans le Temps signifie donc traverser (ou être traversé impunément par, comme un carreau de vitre laisse sans rupture passage à un projectile, ou mieux comme la glace qui se reforme après la section d’un fil de fer, ou comme un organisme est parcouru sans lésion par une aiguille aseptique) tous les corps, tous les mouvements ou toutes les forces dont le lieu successif sera le point de l’Espace choisi par l’Explorateur pour le départ de sa MACHINE À ÊTRE IMMOBILE.
La Machine de l’Explorateur du Temps doit :
1° Être d’une rigidité, c’est-à-dire élasticité absolue, afin de pénétrer le solide le plus dense à la manière d’une vapeur infiniment raréfiée.
2° Soumise à la pesanteur afin de rester dans le même lieu de l’espace, mais assez indépendante du mouvement diurne de la Terre pour conserver une direction invariable dans l’Espace absolu ; corollairement, quoique pesante, incapable de chute si le sol, au cours du voyage, vient à s’excaver.
3° Non magnétique, afin de n’être pas influencée en retour (on verra plus loin pourquoi) par la rotation du plan de polarisation de la lumière.
Il existe un corps idéal qui satisfait à la première de ces conditions : l’ETHER LUMINEUX, solide élastique parfait, puisque les vibrations d’ondes s’y propagent à la vitesse que l’on sait ; pénétrable à tout corps ou pénétrant tout corps sans frottement calculable, puisque la Terre y gravite comme dans le vide.
Mais, et c’est sa seule ressemblance avec le corps circulaire ou éther aristotélique, il n’est pas de nature grave ; et, tournant dans son ensemble, il détermine la rotation magnétique découverte par Faraday.
Or un appareil très connu est un excellent modèle d’éther lumineux, et satisfait aux trois postulats.
Rappelons brièvement la constitution de l’éther lumineux. C’est un système idéal de particules matérielles, les agissant les unes sur les autres au moyen de ressorts sans masse. Chaque molécule est mécaniquement l’enveloppe d’un peson à ressort dont les crochets de suspension sont reliés à ceux des molécules voisines. Une traction sur le crochet de la dernière molécule occasionnera le tremblement de tout le système, exactement comme avance le front de l’onde lumineuse.
La structure du peson à ressort est analogue à la circulation sans rotation de liquides infiniment grands à travers des ouvertures infiniment petites, ou à un système articulé de tringles rigides et de volants en rapide mouvement de rotation, portés par toutes ou par quelques-unes de ces tringles (1).
Le peson à ressort ne diffère de l’éther lumineux que parce qu’il est pesant et ne tourne pas dans son ensemble, pas plus que ne le ferait l’éther lumineux dans un champ dépourvu de force magnétique.
Si l’on rend les vitesses angulaires des volants de plus en plus grandes, ou les ressorts de plus en plus raides, les périodes des mouvements vibratoires élémentaires deviendront de plus en plus courtes et les amplitudes de plus en plus faibles : les mouvements deviendront de plus en plus semblables à ceux d’un système parfaitement rigide formé de points matériels mobiles dans l’Espace et tournant suivant la loi de rotation bien connue d’un corps rigide ayant des mouvements d’inertie égaux autour de ses trois axes principaux.
En résumé, l’élément de rigidité parfait est le gyrostat.
On connait ces cadres de cuivre, ronds ou carrés, contenant un volant en rotation rapide sur un axe intérieur. En vertu de la rotation, le gyrostat se tient en équilibre sur n’importe quel côté. Si nous déplaçons le centre de gravité un peu en dehors de la verticale du point d’appui, il tourne en azimut et ne tombe pas.
On sait que l’azimut est l’angle que fait avec le méridien le plan déterminé par la verticale du lieu et par un point donné, une étoile par exemple.
Lorsqu’un corps est animé d’un mouvement de rotation autour d’un axe dont un point est entraîné dans le mouvement diurne du globe, la direction de son axe de rotation demeure invariable dans l’Espace absolu ; de telle sorte que pour un observateur emporté à son insu dans la rotation diurne, cet axe paraitrait se mouvoir uniformément autour de l’axe du globe, exactement comme le ferait une lunette parallactique constamment pointée vers une même étoile très voisine de l’horizon.
Trois gyrostats en rotation rapide, dont les lignes des coussinets sont parallèles aux trois dimensions engendrent la rigidité cubique. L’Explorateur assis sur la selle de la Machine est — mécaniquement — enfermé dans un cube de rigidité absolue, pouvant pénétrer sans modification tout corps, à la façon de l’éther lumineux.
Et nous venons de voir que la Machine est suspendue selon une direction invariable dans l’Espace absolu, mais en relation avec le mouvement diurne de la Terre, afin d’avoir un point de repère du temps parcouru.
Elle n’a enfin aucune partie magnétique, comme le fera voir sa description.
III. DESCRIPTION DE LA MACHINE
La Machine se compose d’un cadre d’ébène, analogue au cadre d’acier d’une bicyclette. Les barres d’ébène sont assemblées par des douilles de cuivre brasées entre elles.
Les trois tores (ou volants des gyrostats), dans les trois plans perpendiculaires de l’espace euclidien, sont d’ébène cerclé de cuivre, montés selon leurs axes sur des tringles de tôle de quartz rubanée en spirale (la tôle de quartz se fabrique par les mêmes procédés que le fil de quartz), les extrémités pivotant dans des crapaudines de quartz.
Les cadres circulaires ou les fourches demi-circulaires des gyrostats sont en nickel. Sous la selle, un peu en avant, sont les accumulateurs du moteur électrique. Il n’y a pas d’autre fer dans la Machine que le fer doux des électro-aimants.
Le mouvement est transmis aux trois tores par des boîtes à rochets et des chaînes sans fin de fil de quartz, enroulées sur trois roues dentées, dans le même plan chacune à chacune avec les tores, et reliées entre elles et au moteur par des manèges et pignons d’angle. Un triple frein commande simultanément les trois axes.
Chaque tour du volant antérieur actionne un déclic, et quatre cadrans d’ivoire, juxtaposés ou concentriques, par l’intermédiaire d’une roue à gorge et d’un fil sans fin, enregistrent les jours, milliers, millions et centaines de millions de jours. Un cadran spécial, par l’extrémité inférieure de l’axe du gyrostat horizontal, est en relation avec le mouvement diurne terrestre.
Un levier, s’inclinant en avant au moyen d’une poignée d’ivoire, dans un plan parallèle au longitudinal de la Machine, règle l’accélération du moteur ; une seconde poignée, au moyen d’une tige articulée, ralentit la marche. On verra que le retour du futur au présent se fait par un ralentissement de la marche de la Machine, et la marche avant dans le passé par une vitesse encore supérieure (pour produire une plus parfaite immobilité de durée) à la marche avant dans le futur. Pour l’arrêt à un point quelconque de la durée, un levier bloque le triple frein.
La Machine au repos est tangente au sol par les cadres circulaires de deux des gyrostats ; en marche, le cube gyrostatique étant inébranlable en rotation, ou du moins maintenu à la déviation angulaire que déterminerait un couple constant, elle libre en azimut sur l’extrémité de l’axe du gyrostat du plan horizontal.
IV. MARCHE DE LA MACHINE
Par les actions gyrostatiques, la machine est transparente aux espaces successifs du Temps. Elle ne dure pas, et conserve sans durée, à l’abri des phénomènes, son contenu. Qu’elle oscille dans l’Espace, que l’Explorateur ait même la tête en bas, il voit néanmoins normalement et continûment dans le même sens les objets un peu éloignés, car il n’a pas de repère, tout ce qui est proche étant transparent.
Comme il ne dure pas, il ne s’est écoulé aucun temps, pendant le voyage, si long soit-il, même s’il a fait halte hors de la Machine. Nous avons dit qu’il ne dure que comme un frottement ou une viscosité, durée pratiquement substituable à celle qu’il aurait continué de subir sans monter la Machine.
La Machine mise en marche se dirige toujours vers le futur.
Le Futur est la succession normale des phénomènes : une pomme est sur l’arbre, elle tombera ; le Passé une succession inverse : la pomme tombe — de l’arbre. Le Présent est nul. C’est une petite fraction d’un phénomène. Plus petite qu’un atome. On sait que la grandeur d’un atome matériel est, selon son diamètre, de centimètres 1,5x10-8. On n’a pas encore mesuré la fraction de seconde de temps solaire moyen à quoi est égal le Présent.
De même que dans l’Espace il faut, pour qu’un mobile se déplace, qu’il soit plus petit dans le sens de son contenant (la grandeur) que ce contenant, il faut pour que la Machine se déplace dans la Durée qu’elle soit moindre en durée que le Temps, son contenant, c’est-à-dire plus immobile dans la succession.
Or l’immobilité de durée de la Machine est directement proportionnelle à la vitesse de rotation des gyrostats dans l’Espace.
Le futur étant désigné par t, la vitesse spatiale ou lenteur de durée, nécessaire à explorer le futur, devra être, V étant une quantité de temps :
V < t
Chaque fois que V se rapproche de 0, la Machine rebrousse vers le Présent.
La marche dans le Passé consiste en la perception de la réversibilité des phénomènes. On verra la pomme rebondir de terre sur l’arbre, ou ressusciter le mort, puis le boulet rentrer dans le canon. Cet aspect visuel de la succession est déjà connu, comme pouvant être obtenu théoriquement en dépassant la lumière, puis continuant à s’éloigner d’une vitesse constante, égale à celle de la lumière. La Machine transporte au contraire l’Explorateur avec tous ses sens en pleine Durée et non à la chasse d’images conservées par l’Espace. Il lui suffira d’accélérer la marche jusqu’à ce que le cadran enregistreur de la vitesse (rappelons encore que vitesse des gyrostats et lenteur de durée de la Machine, soit vitesse des événements en sens contraire, sont synonymes) marque
V < -t
Et il continuera d’une vitesse uniformément accélérée qu’il réglera presque selon la formule de la loi de gravitation newtonienne, parce qu’un passé antérieur à -t est noté par < -t, et pour l’atteindre il devra lire sur le cadran un chiffre équivalent à
V < (< -t)
V. LE TEMPS VU DE LA MACHINE
Remarquons qu’il y a deux Passés pour la Machine : le passé antérieur à notre présent à nous, ou passé réel et le passé construit par la Machine quand elle revient à notre Présent, et qui n’est que la réversibilité du Futur.
De même, la Machine ne pouvant atteindre le Passe réel qu’après avoir parcouru le Futur, elle passe par un point, symétrique à notre Présent, point mort comme lui entre futur et passé, et qu’on appellerait justement Présent imaginaire.
Le Temps se présente ainsi à l’Explorateur sur sa Machine comme une courbe, ou mieux une surface courbe fermée, analogue à l’éther d’Aristote. Nous avons écrit nous-même (Gestes et Opinions, livre VIII) pour une raison peu différente autrefois Ethernité. L’observateur privé de Machine voit l’étendue du Temps en-deçà de la moitié, sensiblement comme on a vu d’abord la Terre plate.
On déduit aisément de la marche de la Machine une définition de la Durée.
Considérant qu’elle est la réduction de t à 0 et de 0 à -t, nous dirons :
La Durée est la transformation d’une succession en une réversion.
C’est-à-dire :
LE DEVENIR D’UNE MÉMOIRE
(1) Cf. W. Thomson, On a gyrostatic adynamic constitution for ether (C. R., 1889 ; Proc, R. Soc, Ed., 1890)
Image tirée de l’article Mais qui a donc inventé la première machine à voyager dans le temps ?
Hallucinant, si l’on « traduit » certains passage de ce récit, on y découvre les prémisses de la Relativité, des ondes gravitationnelles, du « Warp Drive »… Alfred Jarry était-il un voyageur temporel, ou aurait-il été lui-même visité par un tel voyageur ?
Merci pour ce partage !
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