[Épisode 4] — Lausanne en 1950 : un véritable voyage dans le temps grâce à la machine de Wells
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Ah ! Monsieur, le féminisme ! Tenez, cela me fait le cœur gros quand j’y pense, presque autant que quand je pense à la guerre. C’est que j’ai connu le vieux temps, moi. Ceux de mon âge, voyez-vous, jeune homme, oui dans ce domaine brûlant des souvenirs et des regrets qu’il doit vous être bien difficile de comprendre, à vous autres adolescents d’aujourd’hui, et qui, bien sûr, mourront avec nous.
Quand nous sommes nés, on en était encore uniquement, on a peu près, à la femme ancien genre. À la tradition, quoi ! Il y avait déjà des exceptions, bien entendu, et aussi des exceptions passionnées de celle-ci ou de celle-là, mais aucun bouleversement légal n’était encore intervenu. Les idées qu’on avait sur les femmes, sur la famille, sur le rôle des parents et le reste, c’était tout l’antique tralala qui datait de toujours : l’épouse soumise à l’époux, celui-là maître de la maison, les droits politiques appartenant essentiellement au citoyen mâle, l’habitude sacro-sainte, en un mot.
Fini, tout ça ! Nous sommes dans la nouvelle ère. Mêmes droits, mêmes devoirs, mêmes responsabilités. Je voudrais juger de ces choses froidement. Tenez ; il est certain que l’avènement des femmes a eu beaucoup de conséquences heureuses, socialement parlant. Pour tout ce qui concerne la santé publique, l’éducation, les œuvres d’assistance, leur zèle a fait merveille. Leur influence bienfaisante s’est fait sentir ailleurs encore, dans la question des salaires, dans celle des loyers, que sais-je ? jusque dans l’organisation de la police. Quelques-unes de leurs réformes n’ont pas été sans peine et sans lutte, par exemple, telle l’interdiction de la vente des spiritueux, sauf entre 1 et 2 heures après midi. Bref ; ce sont là des détails.
Il y a la vie de famille. A-t-elle souffert ? Les uns disent oui, autres non. En tout cas, elle a bien changé. Pour ce qui concerne les rapports entre époux, c’est l’itlluiie ucs époux. Mais le volé, indubitablement, c’est trop souvent l’enfant. Non qu’il soit préément abandonné à lui-même, l’école et la classe gardienne se chargeant de lui du matin au soir et les parents ne l’ayant plus guère que quand il dort ; mais rares sont les familles où on a vraiment le temps, à côté d’autres preoccupations plus pressantes, de lui consacrer cette attention et cette tendresse que l’on considérait comme son dû, autrefois. Petit homme tout de suite, il pousse « administrativement », si je puis dire, dans une atmosphère aimable évouée, sans doute, mais officielle. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Les effusions et les câlineries du bon vieux temps, dont la mère de famille entourait et que toutes sortes d’obligations, aujourd’hui, réduisent de sa part au strict minimum, n’étaient-elles peut-être pas nécessaires ? Je ne sais. Du reste, Monsieur, n’allez pas inférer de ce que je vous dis là que les mères actuelles n’aiment pas leurs enfants. Une maman est une maman, et le sera toujours, sans doute. Seulement, maintenant, avec toutes ses préoccupations nouvelles, elle est bien forcée de sacrifier quelque chose, la pauvre ! Et ce qu’on sacrifie, en général, c’est ce qui ne peut ni réclamer, ni se défendre. Oh ! on a une amende quand on manque une assemblée ; on n’en a point quand on abandonne, des heures durant, son domicile !
En attendant, une nouvelle espèce de femmes est en train de se répandre : viriles, décidées, la démarche nette, l’esprit ouvert à tous problèmes, le cerveau prêt à toutes fonctions. Elles occupent les mêmes places que les hommes, à la libre concurrence ; seule exception, l’armée, où elles n’ont pas pied encore, et jusqu’à nouvel ordre, que dans les services auxiliaires.
Elles se marient, certes, car on se marie toujours. À égalité de droits et de devoirs. Tout se fait à égalité, aujourd’hui. Il arrive même qu’elles aient des enfants, quand elles en ont le loisir, et l’envie. La femme est devenue un collègue, un compagnon… et un concurrent.
Elle a gagné, pratiquement ; peut-être, idéalement, a-t-elle perdu. Ce qu’elle a sacrifié sur l’autel du profit, c’est l’auréole de grâce, d’égards, de tendresse, de poésie, en un mot, qui l’entourait autrefois, il faut croire qu’elle y tenait moins qu’à des réalités plus immédiates et tangibles ; puisse-t-elle ne pas se mordre les doigts, et toute l’humanité avec elle. Pour nous, vieux, un tantinet romantiques, nous regrettons. Nous pleurons toute une ancienne atmosphère disparue, qui était faite de respect et de sentimentalité. Comment voulez-vous que nos jeunes gens se laissent inculquer qu’ils doivent des égards à qui a le même rang, les mêmes droits qu’eux-mêmes ? Comment voulez-vous qu’ils aient envie de céder, par politesse, leur place à des « collègues » qui la leur prendront, de force à la première occasion ?
Beaucoup de femmes, au reste, n’ont rien voulu savoir du mouvement et des privilèges nouveaux attribués à leur sexe.
D’autres, qui avaient entonné le chant du triomphe, ont fait machine arrière, dès lors. Tenez : la semaine dernière, dans un cercle privé, une de nos députées corroborait ce que je vous disais tout à l’heure. Elle affirmait que, si le sexe qu’on disait jadis faible a acquis d’incontestables avantages sociaux et politiques, il a perdu la position, privilégiée à d’autres égards, que les siècles lui avaient attribuée peu à peu, dans les pays civilisés, faite de toutes sortes de prorogatives non codifiées, c’est entendu, mais enracinées dans les cœurs et les esprits. Et cette désenchantée, je le sais, est loin d’être la seule.
De graves esprits voient plus loin encore. Ils prévoient de sombres problèmes pour un avenir plus ou moins rapproché : l’avenir de la race compromis par la diminution des mariages, des mariages féconds tout au moins ; l’égalisation progressive des deux sexes, qui n’ira pas sans contrecarrer les vœux légitimes de la nature ; d’autres encore. Toutes questions trop sérieuses, au fait, pour être résolues, et même traitées comme ça entre deux verres, au café.
Pour moi, si la modeste opinion d’un vieux Vaudois peut avoir quelque poids en la matière, j’ai idée que deux races de femmes se formeront toujours, toujours différentes l’une de l’autre. Il y aura les femmes ardentes, politiciennes, propagandistes, etc., et puis les autres. Et vous devinez qui j’appelle les autres. Vieux, je vous le disais, ce sont ces dernières que j’évoque, que j’espère et que je prévois toujours plus nombreuses, une fois les années d’emballement passées. Et c’est en leur honneur, si permettez, que je viderai mon verre.
Ainsi fit-il, et je l’imitai. Son verre posé, mon compagnon devint songeur. La pendule marquait 1/2 heure. Décidément, j’abusais. Je fis remarquer l’heure au vieillard, qui sursauta. « Fichtre, Monsieur, ce n’est pas tous les jours qu’on trouve un auditeur aussi complaisant que vous, mais qu’est devenue ma soupe, mon Dieu ! » fit-il se leva.
Je sortis avec lui et nous nous quittâmes, nous promettant de nous revoir à la première occasion. Pour moi, j’avais la tête lourde de tout ce que j’avais entendu. J’en avais assez. Je n’éprouvais qu’un besoin, qui était de m’« en aller ».
Je ne vous raconterai pas mon retour. À quoi bon ? Tout se passa bien. Je retrouvai ma machine où je l’avais laissée, et le retour, accompagné de sensations semblables à celles de l’aller, se fit sans encombre. Je retrouvai également mon ami, qui me sauta au cou avec des larmes d’émotion. Le brave homme, toute l’après-midi, m’avait cru perdu. Fatigué comme je l’étais, je dus lui raconter toutes les péripéties de mon voyage, jusque tard dans la nuit.
Voila, lecteurs. M’avez-vous suivi ? Je n’en sais trop rien. Ce que je puis vous affirmer, en tout cas, c’est qu’une aventure comme la mienne est beaucoup plus passionnante à vivre qu’elle ne l’est à lire. Aussi, entre nous soit dit, je compte bien la recommencer a la prochaine occasion. Et si cela peut vous intéresser, je vous raconterai la chose, à supposer qu’elle réussisse encore une fois.