La tête de saint Jean-Baptiste. Légende pour nos arrières-petits-neveux. — Wenceslas-Eugène Dick (1880)
Categories Les textes courts d’ArchéoSF
Philippe Éthuin a lancé les « jeudis québécois » sur son site personnel.
La science fiction ancienne du Canada francophone n’est guère connue de ce côté de l’Atlantique. Certes les écrivains de la Belle Province n’ont pas donné beaucoup de textes relevant de ce genre mais il en existe tout de même. Les plus anciens datent de la première partie du XIXe siècle et nous nous arrêterons à la Seconde Guerre mondiale. Le regard porté est celui d’un Français, il est important de le noter car il diffère forcément de celui de nos cousins d’Amérique. En effet, s’il existe une longue tradition de la littérature conjecturale romanesque en France, elle est moins forte au Québec et certains Québécois avancent des explications sur lesquelles je reviendrai. De plus, le Canada francophone est proche des Etats-Unis et il n’a pas fallu attendre les années 1950 pour accéder aisément aux textes étatsuniens qu’ils soient issus des pulps ou parus en volume y compris en version originale.Enfin, le domaine est peu disponible en France (et même souvent au Canada) mais Internet permet d’y avoir accès soit par les sites de bibliothèques mettant à notre disposition des ressources numériques (livres, collections de périodiques, documents divers,…) soit par les sites d’amateurs de cette littérature qui partagent leurs connaissances.
Pour accompagner ces publications, nous faisons le lien sur ArchéoSF le site compagnon, et publions ce conte qui nous vient de l’autre côté de l’Atlantique, de nos amis québécois.
— Grand-père, diront les futurs petits-fils d’un de nos futurs arrière-neveux, contez-nous donc quelque chose.
— Je le veux bien, mes enfants, répondra le bonhomme en bourrant sa pipe. Qu’est-ce que vous désirez entendre ?
— Un conte ! s’écrieront les plus jeunes.
— Des aventures de Sauvages ! renchériront les petits hommes de quinze ans.
— Non pas, grand-père, une histoire instructive, quelque légende du bon vieux temps ! demanderont les sages, les moustaches naissantes.
— Soit ! fera le vieillard, s’adressant à ces derniers.
La scène se passera le soir du 24 juin 1980, dans une de ces grandes paroisses formées sur les riches terrains d’alluvion que recouvre aujourd’hui le lac Saint-Jean.
Après que le conteur aura soigneusement allumé sa pipe et que le cercle se sera rétréci autour de sa chaise, il commencera ainsi :
— Mes enfants, il y a de ça aujourd’hui juste cent ans, nos ancêtres célébraient, eux aussi, la Saint Jean-Baptiste dans la ville de Québec. — Il faut vous dire, entre parenthèses, que Québec était loin d’être alors ce qu’il est aujourd’hui. C’était une humble ville qui n’avait pas même cent mille âmes et dont le commerce était encore à l’état d’enfance. On y passait le temps à se chamailler à propos de politique, au lieu de travailler à la colonisation, comme cela s’est fait plus tard. Deux beaux grands ponts ne reliaient pas, comme aujourd’hui, la rive sud à la rive nord ; le chemin de fer du Lac n’était qu’en projet ; ceux de Québec à Tadoussac et de Tadoussac à Chicoutimi n’avaient pas la plus petite chance d’être construits. Tout annonçait la misère dans notre pauvre pays. On laissait les choses aller au hasard, sous l’œil de Dieu. Croiriez-vous, mes enfants, qu’à l’endroit même où nous sommes, il y avait autrefois un grand lac vaseux de plus de cent milles de tour et qu’on n’avait pas même songé à l’assécher en creusant le canal de la Grande Décharge ? C’est pourtant comme je vous le dis. Pour me résumer en deux mots, le pays tout entier — je parle du pays français — ne comptait guère plus d’un million de Canadiens, tandis qu’aujourd’hui la province du Saguenay seule en donne trois millions et qu’il y a au moins sept millions de nos gens dans ce que nous appelons la Vieille Province.
À cette révélation surprenante, les petits-fils du conteur ouvriront les yeux et se diront que nous, leurs ancêtres, nous étions de fiers crétins. Avouons modestement que nous n’aurons pas volé cette épithète.
Le grand-père futur reprendra :
— La misère était donc grande chez nos ancêtres d’il y a cent ans. Cela ne les empêcha pourtant pas de célébrer magnifiquement notre fête nationale, en 1880. On avait invité tous les Canadiens de l’Amérique, et il en arriva plus qu’on ne l’espérait même, — si bien que la ville de Québec parut, ce jour-là, un immense camp de pèlerins, tout comme La Mecque, la ville sainte des Musulmans.
Saint Jean-Baptiste, du haut du ciel, contemplait avec amour ce spectacle de tout un peuple réuni pour le célébrer. Il souriait doucement, le bon saint, mais il y avait une pointe de tristesse dans son sourire. Il se disait que ses amis canadiens se mettaient là pour lui en bien grands frais, et il cherchait le moyen de faire tourner à leur profit cette générosité un peu forte pour leur bourse. Une idée lui vint tout à coup, et il se dirigea de suite vers le trône du bon Dieu. Là se tenaient une foule de saints de sa connaissance : saint Pierre, saint Joseph, saint Mathieu, et bien d’autres. Voyant la mine renfrognée de saint Jean-Baptiste, le propre jour de sa fête, ceux-ci se doutèrent bien que leur camarade avait quelque chose à demander.
Ils ne se trompaient pas. Le bon Dieu, lui, souriait paternellement.
Saint Jean-Baptiste se prosterna et dit :
— Père-Éternel, accordez une faveur à votre pauvre Jean.
— Que veux-tu, mon bon Jean ? Je ne te refuserai rien aujourd’hui.
— Père-Éternel, je voudrais aller sur la Terre.
— Vas-y. Qui t’en empêche ?
— C’est que…
— Parle sans crainte.
— Je voudrais y aller avec mon corps terrestre.
— Mais ta tête a été coupée, tu le sais bien !
— Père-Éternel, vous m’en prêterez une autre semblable.
— C’est facile.
— Et j’apporterai ma vieille tête sous mon bras.
— Accordées les deux têtes.
— Seulement, je voudrais que cette dernière fut convertie en diamant.
— Vaniteux ! fit en souriant le Père-Éternel. Accordée aussi la tête de diamant.
Saint Jean-Baptiste se prosterna de nouveau et partit aussitôt pour notre planète. Les saints, ses amis, le croyant toqué, souriaient dans leur barbe en le voyant ainsi agrémenté d’une tête de rechange. Mais saint Jean, qui avait son projet, les laissa rire et fila vers la Terre avec la vitesse du regard de Dieu.
Il arriva à Québec en moins d’une seconde.
Tout y était en émoi. L’immense procession s‘organisait ; les chars allégoriques de toutes sortes se mouvaient ci et là ; les bannières, les banderoles et les drapeaux flottaient au vent… C’était beau, c’était grand… pour l’époque.
Soudain, une étrange rumeur circule : le personnage principal de la procession, le petit saint Jean-Baptiste, a disparu !… On l’a cherché en vain… Il s’est évanoui comme une fumée, comme un brouillard… Il faut le remplacer ; mais le temps presse, la foule s’impatiente, et les lourds chariots sont déjà partout en mouvement.
Le président — il s’appelait Jacques Rhéaume — est au désespoir ; il s’arrache les cheveux… Peut-être va-t-il se dépouiller lui-même, revêtir une peau de bête et remplacer le personnage manquant.
Mais, à ce moment même, un homme jeune encore se présente, arrivant on ne sait d’où. Il ressemble « comme deux gouttes d’eau » au vrai saint Jean-Baptiste des Écritures et est revêtu comme lui « de poils de chameau ». Une ceinture de cuir entoure ses reins, et il cache sous son étrange vêtement un objet assez volumineux.
Sans mot dire, l’inconnu saute dans le char principal, et fouette, cocher ! la procession s’ébranle.
Le président, tout ébahi, n’en revenait pas ; il croyait rêver… Mais la foule se mit à crier : vivat ! et le char triomphal disparut sous les arches de verdure, entre les décorations de toutes sortes, au son des fanfares éclatantes et escorte de plus de cinquante mille personnes.
Ce fut un beau jour pour notre peuple, mes enfants. Bien des cœurs forts battirent à l’unisson et bien de douces larmes coulèrent pendant cette grande exaltation du précurseur de Jésus-Christ.
Le remplaçant du petit saint Jean-Baptiste surtout paraissait ému ; et, quand la procession fut finie, son visage était radieux et sa tête semblait entourée d‘une auréole…
Le président, venu pour le complimenter et le remercier, se troubla à son aspect…
Une inspiration d’En-Haut fut pour lui une révélation, et il tomba à genoux, s’écriant :
— Vous êtes saint Jean-Baptiste, le vrai saint Jean-Baptiste !
— Je le suis, en effet, répondit le saint. J’ai vu mon peuple pauvre, mais toujours croyant… J’ai voulu venir moi-même le récompenser.
Puis, entrouvrant son manteau rustique :
— Voici ma tête, qui fut coupée à la prière d’Hérodiade… Dieu l’a convertie en diamant… Je la donne à mon peuple, à ce peuple qui m’est demeuré fidèle… Faites-en usage pour la plus grande gloire de Dieu et le plus grand avantage de ceux qui aiment saint Jean-Baptiste !
Ces paroles prononcées, une grande lumière se fit, qui aveugla tout le monde, et le saint remonta au ciel…
Et voilà comment il se fait, mes enfants, que, grâce à la générosité de notre céleste patron, la population canadienne s’est décuplée et tout le pays s’est colonisé en moins d’un siècle…
Le vieillard secouera sur son pouce la cendre de sa pipe… Et nos arrière-petits-neveux sentiront redoubler leur amour pour saint Jean-Baptiste, patron des Canadiens français !
Source du texte.
Image : Andrea Solario, Tête de Saint Jean-Baptiste
Les Jeudis Québécois.