La vie à Paris en 1987
C’était le 22 mai 1987.
L’automne venait de faire place à l’hiver ; il neigeait, il gelait à pierre fendre : dans la salle du Collège de France attribuée aux cours de journalisme que l’État avait institués vingt ans auparavant sur le modèle des grandes écoles d’Amérique, dans une atmosphère de serre chaude, auprès des vastes poêles transparents où rougissent les charbons, devant six cents élèves noyés dans la fumée des pipes, au milieu d’un silence seulement interrompu par le va-et-vient des garçons servant les bocks, le professeur d’histoire de la vie parisienne, les deux pieds sur la table, le cigare aux lèvres, commença ainsi sa leçon :
« Je veux vous entretenir aujourd’hui du printemps, messieurs, cette époque bénie dont les chroniqueurs du siècle dernier parlaient avec enthousiasme et qui, depuis longtemps à son déclin, disparut définitivement de la surface du globe il y a cent ans jour pour jour.
Le mois de mai, alors, était un mois béni ; ni trop violent, ni trop faible, le soleil avait de doux rayons ; les vieux, les jeunes, tous songeaient à l’amour, la chanson des nids bruissait sous les feuillages frêles, et, à Paris, la season était dans tout son éclat.
Tels arrivaient des stations d’hiver, tels n’étaient pas encore partis, attendant le Grand-Prix pour gagner les plages joyeuses. Aux courses, dites de printemps, on essayait l’effet des modes nouvelles, et le bois de Boulogne était trop petit pour contenir le Tout-Paris en promenade.
Le dimanche, il y avait réunion à Chantilly. Vous vous souvenez, messieurs, je vous en ai parlé à propos de l’histoire raisonnée des bookmakers qui fit le sujet de mes leçons de l’an dernier ; tout cela est bien loin, mais certains articles d’autrefois retrouvés à grand-peine dans la mer de glace qui remplace aujourd’hui Montmartre, nous donnent des renseignements précis sur la question.
On y voit le départ en mails-coachs, vers dix heures du matin, ou en victorias, ou en breaks, ces véhicules de jadis que nos traîneaux électriques ont heureusement remplacés, ― puis la halte pour le déjeuner, ici sur l’herbe, ailleurs dans un château ami, ailleurs encore dans un bouchon au coin d’un bois ; l’arrivée à grands claquements de fouet, l’installation des voitures autour de la pelouse, et enfin le débarquement des voyageurs du chemin de fer, à deux heures.
Une foule énorme ; prenez la liste du Tout-Paris d’alors― la liste n°1, que je vous ai donnée, la plus complète ; des toilettes légères tout ornées de fleurs nouvelles ; les discussions au pesage, les paris mutuels, les manifestations des Anglais, les querelles patriotiques entre Français et Anglais à propos de canards ou canassons, comme vous voudrez, selon l’expression de l’époque, d’une maigreur extraordinaire sur lesquels on huchait de petits êtres amincis par les privations, allégés par les courses à pied dans des couvertures,―signes d’une époque non civilisée encore, derniers vestiges d’une barbarie à peine concevable maintenant. En 1887, on en arriva même aux coups de poing à cause de sales bêtes qui s’appelaient le Sancy, Frapotel, Bavarde, Monarque, que cela ennuyait beaucoup de courir, mais que la victoire du Derby couvrait d’une gloire auprès de laquelle pâlissait celle de nos plus grands généraux.
Le lendemain allait voir une fête sans pareille, à l’Opéra-Comique ; le théâtre naturaliste n’existant pas encore, les tableaux vivants de la rue d’après des photographies avec conversations textuelles recueillies au phonographe. ― Vous souriez, messieurs, ah ! oui ! on était en retard ! ― n’étant pas encore inventés, un auteur s’était amusé à avoir de l’esprit au bénéfice d’une œuvre philanthropique ; il avait trouvé de charmants interprètes, fait danser des ballets par des chanteurs et chanter des chansons par les danseuses, et jeté à pleine main de cet esprit parisien, fin, délicat, de bonne compagnie, dont nous rions aujourd’hui que le progrès a changé tout cela.
Je ne vous hypnotiserai pas, messieurs, beaucoup plus longtemps ; deux ou trois autres fêtes de bienfaisance allaient encore avoir lieu, puis le Grand-Prix et la Fête des fleurs, puis, puis, messieurs, ici mes yeux se mouilleraient de larmes si les usages nouveaux ne nous interdisaient pas une sensibilité indigne d’hommes du progrès, puis le printemps parut pour la dernière fois.
Oui, le 22 mai 1887 marqua la période finale, l’agonie de cette saison oubliée maintenant ; de ci, de là, le soleil essaya bien de montrer le bout de son nez, mais la Force qui régit les mondes le chassa bien vite : l’année d’après, il ne revint pas ; peu à peu la Terre s’engourdit dans le froid, se déplaça ensuite dans le sens prévu, et tandis qu’à présent on grille aux pôles, nous avons à Paris toutes les joies de l’éternel hiver.
Je n’ai pas connu, quoique âgé déjà, messieurs, ce joli mois de mai vanté par les poètes, et à tout bien considérer, j’imagine que les bienfaits du printemps n’étaient qu’une vulgaire fumisterie inventée par des chroniqueurs plaisants.
Gardons-en cependant le souvenir, puisqu’il est dans nos textes, mais comme d’un fait anecdotique et non comme d’un événement de l’Histoire. »
Il dit, se couvrit de fourrures et, traversant la rue, s’en alla dans un café voisin jouer une boule au billard avec deux jeunes filles, les étudiantes les plus assidues de son cours.
Mirliton, in Gil Blas, 24 mai 1887
Source Image : Les Glacières de Paris