— Mais, monsieur ! dit un maître d’hôtel qui frappait à la porte, vous ne vous levez pas ? On voit la terre ! Nous approchons.
Georges regarda sa montre : midi ! Il se frotta les veux et les souvenirs de la nuit lui revinrent aussitôt… L’argent était là, sur la tablette auprès du lit. La veille, dans son émotion, il avait vidé ses poches, comme il faisait en rentrant chez lui. Par bonheur, le roulis n’avait pas été fort, sans quoi il eût retrouvé les louis et les billets éparpillés à terre.
Il s’habilla à la hâte et monta sur le pont. Il vit les grèves de Long-Island et des coteaux pleins de verdure. Tous les passagers des cabines étaient là, avec de la joie sur les traits…
— Nous avons fait une des plus rapides traversées, monsieur, dit un homme de l’équipage qu’il interrogeait. Nous serons à quai à sept heures. Pas sept jours, comme on le dit de la Touraine, c’est six jours et demi !
Et, quand le navire fut entré dans l’estuaire de l’Hudson, on stoppa. Un médecin du service sanitaire venait constater que tout le monde allait bien à bord. Il se contentait, du reste, de jeter un coup d’œil sur le registre du médecin de la Touraine, régulièrement tenu, et il s’en allait, sur la barque qui l’avait amené.
Le navire repartait. Au bout d’une heure, on stoppait de nouveau. Une barque accostait, portant six hommes. C’étaient les douaniers, qui s’installaient dans un salon et appelaient les passagers à faire leurs déclarations.
― Rien à déclarer ! Bon ! Signez ! Vous savez que vous faites serment sur la Bible ?
Il est vrai que ce serment ne suffit pas toujours, car, au débarquement, à l’instar des douaniers français, les douaniers américains ouvrent des bagages, au hasard, pour voir si les malles et les valises ne contiennent pas des effets neufs.
Et, pendant que le défilé des passagers continuait, Georges, après avoir fait sa déclaration, était remonté sur le pont et contemplait la statue gigantesque, la Liberté éclairant le Monde, de Bartholdi, et, au loin, la ligne de lumière du pont suspendu de Brooklyn, élevé à cent trente pieds au-dessus de la rivière, ― ces deux œuvres colossales qui sont là comme pour montrer qu’on va entrer dans la civilisation du Fer.
Des navires à vapeur, des remorqueurs s’entrecroisaient sur l’Hudson, et la Touraine, passant au travers, accostait aux dock de la Compagnie Transatlantique. Il était sept heures.
La valise à la main, Georges était le premier passager placé à l’entrée de la passerelle. Il avait revu les deux Américains qui lui avaient serré la main, ― sans rancune. Il était ravi de n’avoir à se préoccuper d’aucune question d’argent et de songer que, dans une heure, il dînerait devant la gare du Pacific.
Il put descendre le premier, et traverser la foule des ouvriers qui attendaient le moment de décharger le navire. Il demanda un renseignement à un policeman.
— Comment se faire conduire à la gare d’où il prendrait le train pour San-Francisco ?
— Prenez le car (tramway).
— Je voudrais une voiture…
À quelques mètres, une sorte de carrosse couvert de dorures stationnait, Georges vit s’avancer vers lui un guide, qui avait entendu et proposa ses services. Quand il sut que le voyageur voulait partir pour San-Francisco :
— Vous avez le temps, à peine. Le départ est à neuf heures ! dit-il… Voulez-vous cette voiture d’hôtel ?… Ce sera cinq dollars, mais nous irons rapidement.
— Va pour cinq dollars…
— Et cinq pour moi ?
Le guide monta avec Georges dans la voiture qui roula, traversant les docks aux monotones architectures. Les vitres de la voiture étaient éclaboussées par la boue que lançaient les sabots des chevaux et plus d’une fois Georges craignit de voir son véhicule se briser sur les poteaux télégraphiques qui semblaient pousser dans les rues comme des sapins dans une forêt. Mais il ne pouvait rien voir de la vie américaine. Aussi bien n’était-il point venu pour cela ! Il savait que les rues étaient directes, c’était tout.
À chaque instant, une lueur rouge passait, rapide comme un éclair. C’était un car électrique lancé à toute vitesse. Les cars se suivent de trois en trois minutes.
— Nous allons, dit le guide, nous arrêter pour que vous achetiez votre billet…
— Ce n’est donc pas à la gare ?
— Vous pourriez attendre trop longtemps. Voici une agence.
Et il fit arrêter la voiture.
— Un billet pour San-Francisco.
― Trois cents dollars…
Et quand ils furent remontés dans la voiture qui partit au galop, le guide expliqua qu’il valait mieux s’adresser à ces Dépôts privés, qui achetaient les tickets de toutes les Compagnies, ― ce qui leur valait des réductions sérieuses ― parce qu’une sorte de cours s’établissait et que, pour se faire concurrence les uns aux autres, on obtenait meilleur marché.
On était arrivé. Georges se précipita vers le quai. Ce que lui avait dit le guide était exact. Le train allait partir dans vingt minutes. S’il n’avait pas fait la rencontre de cette ridicule voiture de dentiste et du guide, il ne fut sans doute pas arrivé à temps.
Et Georges regarda le train qui allait l’emporter à treize cents lieues de New-York, quatre fois la distance de Paris à Gibraltar, d’une seule traite, sans autres arrêts que ceux de quelques minutes, nécessités par la montée et la descente des voyageurs !
Il eut le temps de constater que tous les wagons, d’un luxe et d’une propreté extérieurs absolus, ― wagons-restaurant, wagons-salons, wagons-lits, ― étaient munis de plates-formes, permettant la circulation d’un bout à l’autre du train. Puis, il entra dans un Pullmann-car, dont le luxe l’abasourdit, tout d’abord : bois de luxe, formant muraille, glaces biseautées, sièges recouverts d’étoffes soyeuses ; un vrai salon. Mais ce salon se transformait en dortoir. Le canapé se dépliait et rejoignait une tablette s’abattant du mur, qui, en tombant, décrochait des paravents, devant isoler le dormeur. Des patères aux parois de ces cloisons. Et, à terre, des tapis épais, étouffant le bruit des pas.
― Vous serez bien ici, monsieur, dit un nègre, qui aborda Georges.
C’était le porter, employé spécial du wagon, faisant l’office de valet de chambre.
Un contrôleur vint vérifier les tickets, puis, le train s’ébranla.
— J’en ai, maintenant, pour cinq jours d’emprisonnement dans ce train, après l’emprisonnement du bateau, se dit Georges. Je ne me suis muni de rien. Je me demande si je vais m’amuser beaucoup !
II appela le porter qui lui donna des renseignements. Il n’avait rien à craindre. Un « petit métier » allait venir lui offrir des journaux, des livres et des revues ; il lui proposerait des guides le renseignant sur toutes les contrées à traverser, et du tabac à fumer, à priser et à chiquer, à volonté… Le linge ! mais lui, le porter, se chargeait de le laver et de le blanchir, et même de le repasser !
Ce « petit métier » vendait de tout, dans le train : des éventails pour les dames ; des joujoux pour les enfants ; des gâteaux, des fruits.
Mais Georges manifesta bientôt l’intention de se réconforter. Il avait si mal dîné la veille, après sa « culotte » au poker. Et, le malin, la joie d’arriver à New-York, avec une avance, lui avait « barré l’estomac ».
Il dîna de bon appétit et alla se coucher. Lorsqu’il se réveilla, il faisait grand jour. Ses habits étaient soigneusement brossés et ses chaussures cirées, au pied du lit. Le porter, qui était dans le couloir, vint lui remettre une serviette et ouvrir une cloison d’où sortit un service complet de toilette.
Dans le wagon, trois cloisons s’étaient abattues, pendant le sommeil de Georges. Il avait donc trois compagnons de route. Sa toilette terminée, il alla, dans le couloir, voir le paysage. Le train roulait à une vitesse de quatre-vingt-cinq kilomètres à l’heure. À travers la poussière soulevée par le déplacement de l’air, Georges apercevait une plaine semée de villages, à constructions basses, avec de hautes cheminées. Pas de culture spéciale, lui semblait-il. L’Amérique lui apparaissait comme une gigantesque usine. Il attendait avec impatience les grands horizons dont il avait rêvé, étant enfant, en lisant les relations de voyages…
― Vous verrez les Montagnes Rocheuses ! dit le porter, qui lui avait demandé s’il avait déjà fait le voyage de San-Francisco.
Georges résolut de lire un journal, pour passer le temps. Il y trouva les nouvelles de Paris, datées de la veille, et cela seul l’intéressa, avec les annonces, disposées et rédigées d’une façon qui lui semblait bizarre.
Puis, était-ce la fatigue du voyage en mer, le ronflement sonore du wagon ? Il s’étendit sur un canapé et somnola.
La traversée de l’Amérique, se dit-il, avait sans doute plus de charmes autrefois ; mais il sentait que cela manquerait d’incidents et d’imprévu. Il n’y avait plus à craindre les attaques des sauvages, ni les incendies de forêt! Il était monté dans ce train qui le conduirait de New-York à San-Francisco, comme on va de Paris à Marseille.
C’était beaucoup plus long, voilà tout ! Ses compagnons de route n’avaient aucune particularité spéciale. Ils ressemblaient aux Américains rencontrés à Paris. C’étaient des gens un peu brusques d’allure, parlant peu, fumant beaucoup, buvant plus encore, mais manquant de pittoresque. El les heures passaient, monotones. On prenait ses repas dans le wagon-restaurant, on se promenait dans les couloirs, on se couchait, on se levait. Et c’était le même programme tous les jours.
Georges tenta de lire un roman qui lui parut insipide. C’était une histoire d’amour, sans couleur, presque sans observation, ― dans la note habituelle des romans américains. Il le laissa de côté, et parcourut les revues, plus intéressantes, remplies d’études graves, de faits et de chiffres.
Il admira pendant quelques heures la hardiesse des travaux d’art de la ligue… Une chanson lui revint en mémoire :
Et le train roulait, roulait,
Et le train roulait toujours !
À table, ses voisins parlaient affaires, traitaient la question des tarifs de douane et du bil Mac-Kinley, puis parlaient de la question métallique. Deux jeunes filles, avec leur mère, montèrent en wagon à Chicago. Il les regarda à peine. Le spleen l’envahissait. La traversée du Missouri, les bords du Lac Salé, les Montagnes Rocheuses, les forêts aux arbres gigantesques, le laissèrent sans enthousiasme. Tout cela passait devant ses yeux, comme en un rêve.
Il commençait à regretter son entreprise. La belle ardeur qui l’enflammait à son départ de Paris était loin.
Il se rappelait maintenant qu’il avait oublié d’écrire à son oncle, qui l’avait attendu pour tirer les Rois ! N’eût-il pas mieux fait de rester tranquillement à Paris ?
Mais il chassait vite cette pensée ! Il aurait montré à son ami V… de quelle énergie et de quelle volonté il était capable ! Et peut-être sa chère voisine de table admirerait-elle ce tour de force qui illustrerait son nom ?
Rendez-vous dimanche prochain, pour découvrir la suite des aventures de Georges dans son voyage autour du monde, dans son défi contre le temps !
Un commentaire sur “Le Tour du monde en moins de 80 jours — Épisode 4”