Les journaux du mois d’août 3099 relatèrent un grand événement. À la fin de juillet, une feuille, qui était plus rapidement informée que les autres, avait bien annoncé l’étrange tentative. Mais les lecteurs étaient demeurés sceptiques. Ils devaient, cependant, se rendre à l’évidence : une centaine d’initiés avaient assisté à l’exploit accompli par M. Delaferme, et les chronométreurs officiels étaient sur le terrain. Nous empruntons, d’ailleurs, au Moniteur de l’Atmosphère des lignes qui rapportent avec précision les prodigieux essais de M, Delaferme et de ses émules.
« Hier, M. Delaferme a réuni, au-dessus du terrain d’Issy-les-Moulineaux, quelques amis et les représentants de la presse. M. Delaferme a chaleureusement remercié tous ceux qui avaient répondu à son invitation, et il a déclaré qu’il procéderait sans retard à son expérience : des applaudissements éclatèrent. Il nous pria de descendre près du sol, de ne pas planer à plus de dix centimètres pour suivre plus facilement son trajet, et nous avons admiré l’ingéniosité et l’énergie de cet homme extraordinaire.
M. Delaferme prit contact avec le terrain : Quand ses pieds touchèrent la surface soigneusement nivelée, il ne craignit pas de détacher ses ailes et il tomba lourdement sur le dos. Mais d’un signe de la main, il nous rassura. Auprès de lui, était dressé l’appareil que viennent de construire, sur ses plans, les frères Lointain, de Billancourt. C’est un triangle isocèle, en bois, qui s’appuie sur un de ses angles. Cet angle est très aigu. Le côté qui lui correspond et qui est, par conséquent, la ligne la plus élevée, est garni de velours. Parallèlement une barre — cinquante centimètres plus bas — réunit les deux autres côtés du triangle ; chacun d’eux mesure un mètre quarante.
Courageusement, par la seule force des poignets, M. Delaferme se hissa le long des montants. Il réussit à placer sous son aisselle droite le côté supérieur, qui est garni de velours, et il s’élança. Reposant alternativement sur son pied gauche et sur la pointe de l’appareil, il parcourut douze mètres et trente-trois centimètres en quatorze minutes vingt-deux secondes et trois cinquièmes. La chute fut douce. On vit notre intrépide ami s’asseoir sur la route. Bientôt un contremaître lui apporta, en volant, des ailes, et M. Delaferme, qui ne semblait nullement fatigué par cette épreuve, vint recevoir nos félicitations.
Nous nous sommes entretenus longuement avec l’homme dont la hardiesse paisible et méditative va peut-être troubler si profondément les conditions matérielles de l’existence moderne. Il exposera, demain, à nos lecteurs les conséquences que pourront avoir ses recherches. Il nous a affirmé, aujourd’hui, qu’il aurait pu rester debout plus longtemps et qu’il aurait aisément couvert cent mètres. Mais la barre sur laquelle s’appuie la main droite s’est brisée. Cet accident sera réparé ce soir et M. Delaferme pourra reprendre ses essais. »
« Les frères Lointain donnèrent quelques explications sur l’appareil de M. Delaferme. Négligeant la partie pittoresque de l’interview et les réflexions du reporter sur les visages des constructeurs, sur la forme de leur usine ou la couleur de leurs vêtements, nous rappellerons seulement un passage qui n’est pas sans intérêt pour les techniciens :
» Quand M. Delaferme vint nous trouver et nous exposa qu’il avait entrepris de marcher comme le firent jadis les hommes, nous n’avons manifesté nulle surprise — quoi qu’en ait dit un de nos confrères. Nous sommes, en effet, habitués à entendre des inventeurs nous présenter les projets les plus extravagants, et nous considérons que nous devons toujours conserver notre sang-froid, maîtriser notre étonnement : c’est une vertu professionnelle. Aussitôt, nous nous sommes mis à l’oeuvre. Nous avons cherché, d’accord avec M. Delaferme, un appareil léger et simple. Nous avons établi ainsi le viatique que vous avez vu…
» — Et admiré, ajoutons-nous.
» Les frères Lointain, qui joignent à une grande science une immense modestie, rougirent, nous remercièrent et reprirent : » — Après de longues réflexions, nous nous sommes inspirés d’un instrument dont vous n’avez peut-être jamais entendu parler et qui fut pourtant d’un usage assez commun aux temps lointains où les hommes marchaient. C’était la béquille.
» Les frères Lointain échangent un regard. Ils hésitent. Ils nous avouent, enfin, qu’ils étudient un projet et qu’ils construisent un viatique d’un emploi facile. Ils ont trouvé des documents importants sur les chariots d’osier dans lesquels on plaçait jadis les jeunes enfants qui ne savaient pas encore marcher. L’appareil qu’ils ont imaginé sera d’une stabilité parfaite. »
Dans l’article qu’il consacra aux origines et à l’avenir du viatisme, M. Delaferme ne put se défendre de quelque amertume contre les frères Lointain. Il exposa, non sans autorité, que leur système trop solide ne rendrait pas à l’humanité la science de l’équilibre terrestre qu’elle avait perdue.
« Il ne s’agit pas, écrivait-il, de parcourir des distances plus ou moins longues. Nos ailes nous portent où nous voulons aller. Malheureusement, notre paresse a fâcheusement abusé de ces instruments. Depuis de longues générations, personne n’a foulé le sol. Le contact avec la terre nous est devenu insupportable et presque douloureux. Nous souffrons en la touchant comme sont meurtris les papillons qu’un brusque coup de vent abat sur des cailloux.
» S’il est vrai que le besoin crée l’organe, il est vrai aussi que l’organe s’atrophie quand nous cessons d’en faire usage. Depuis que nous volons, la dimension des jambes et des pieds a sensiblement diminué, et la statistique constate que, chaque année, naît un plus grand nombre de culs-de-jatte. Notre appareil digestif se modifie avec une rapidité qui déconcerte l’observateur, et l’évolution de notre appareil respiratoire est pour lui une source inépuisable de réflexions. Nos yeux ont une tendance marquée à se déplacer. Il est évident que nous avons une propension à sortir de la classe des mammifères pour devenir des oiseaux. Déjà, on a remarqué sur les corps de plusieurs nouveau-nés un duvet caractéristique.
» Je ne verrais nul inconvénient à ces transformations si le poids des cerveaux ne s’affaiblissait avec une régularité désespérante. Peu d’hommes échappent, comme moi, à cette dégénérescence, et un bon nombre de mes contemporains ne sont pas supérieurs, par leur intelligence, aux grands singes.
» Si je me suis efforcé de faire quelques pas, si j’ai consacré de longues heures à la construction d’un appareil qui m’a permis de vaciller comme faisaient mes ancêtres quand ils étaient âgés de quelques mois, c’est que je voulais appeler l’attention publique sur la nécessité de renoncer aux ailes. Nous voulons faire l’ange ; nous oublions trop complaisamment que nous sommes des mammifères privilégiés. Nous devons nous en souvenir. Nous éprouvons un orgueil un peu vain parce que nous nous élevons vers les nuages. Jadis les mouvements de l’humanité étaient plus beaux.
» Nos ancêtres avaient en effet trouvé le moyen de marcher sur deux pieds : La volonté créatrice avait courbé l’être primitif. Lentement, ses descendants se sont relevés. Ils ont découvert les lois obscures de l’équilibre et transmis à leurs enfants leur science et un instinct de fierté. Résistant au poids monstrueux et admirable de leur tête, les petits ont possédé en naissant le courage de se tenir debout. Leurs doigts tremblants cherchaient vaguement un secours dans l’air et s’éloignaient de l’appui facile et humiliant que la terre offrait à leur faiblesse. Fixés au sol, les hommes joignaient les mains ou serraient les poings, mais leurs prières ou leurs menaces montaient vers le ciel. Enfin, ils se sont détachés du sol pour s’élever doucement vers l’infini qui les attirait. Leur enthousiasme généreux n’a pas aperçu le piège qui leur était tendu. Le Maître, qui s’effraie de leur audace et de leur intelligence, a trouvé ce moyen de les réduire au rang des volatiles qui ne troublent pas sa quiétude. »