La philanthropophagie — Louis Mullem (1890)

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C’est hors de doute que « les meilleures salaisons sont les viandes d’Australie. » Il n’y eut, de mémoire d’homme, nul aliment plus savoureusement économique sur la table du pauvre. Soutenue par ses cinquante ans de succès, l’affirmation s’est inscrite au verso de toute gazette ; elle s’est étalée à la fresque le long de tout mur disponible ; elle a flamboyé en traits de gaz sur la nuit de toutes les capitales habitées. Le cri de réclame est ainsi devenu proverbe, enguirlandant de gloire et de popularité la « marque de fabrique » le fond de baril où se découpent la maigre, le toupet-panache, les favoris blanc-de-sel, le regard pensivement outre-marin de Jonathan Gulf, l’inventeur, le propagandiste, l’âme, le « moi » (and Co.) de cet inouï commerce de conserves, réputé le plus aurifère trafic de tout le marché contemporain.

À préciser les infinis millions écrémés par Jonathan sur l’article on noircirait de chiffres plusieurs de ces feuillets, mais, peu récréative, une telle algèbre risquerait aussi de décourager nombre d’individus en peine de réaliser même un dollar, bien qu’à l’aide d’expédients d’un ordre peut-être plus intellectuel que celui de l’alimentation en gros.
Il sera donc plus attrayant de parler tout de suite du sujet de la présente : oui ! plus attrayant de s’occuper immédiatement de l’ex-madame Gulf-Fitzgerald et de son entrée sensationnelle à la tribune oratoire devant l’élégant et nombreux public de la Société de Tempérance.
Réduction jusqu’à présent contenue des plastiques de sa maman, l’exubérante Mme Fitzgerald (qui prend place comme porte-respect derrière elle sur l’estrade), Mme Mary Gulf déferle encore aujourd’hui tous les attraits d’une jeune beauté de vingt-cinq ans à trente-deux. Sa stature haute, sa gorge prodigue, ses blanches épaules, sa souplesse dans le corset sont d’une déesse yankee qu’on rêverait de loger dans la conception d’un Olympe américain.
La littérature des États-Unis est, en effet, trop dépourvue de ces gracieux moyens d’idéalisation que les vieux mondes empruntent aux Ossians, Testaments, Nirvanas et autres Théogonies respectives. Le projet d’une Mythologie à la Barnum mériterait d’être mis à l’étude. Il y a là bien des ressources, telles que Franklin comme aiguilleur de la foudre, avec l’apollonien Edison, allumeur de soleils électriques ; et pour Minerve la rigide Mme Beecher-Stowe, douée des facultés de prêche, l’emploi des Vénus pouvant galamment être laissé disponible jusqu’à l’apparition de Mme Mary Gulf devant la Société de Tempérance.
Mais sans plus d’emprunts à l’hellénisme, les nombreux « reporters » présents dans l’amphithéâtre peuvent noter que la ci-devant Mary Gulf a les yeux du plus frais bleu d’océan, une chevelure incendiairement blonde, des lèvres telles que des rosés de printemps où fondrait en perles de lumière un peu de neige matinale, le tout avivé par une expression spirituelle d’où la parole semble hâtée de s’envoler et par cette jolie désinvolture mondaine qui lui permet de sucrer, du calme le mieux joué, le conférencier verre d’eau.
On s’explique donc l’empressement de la gentry pour cette réunion trimestrielle et l’on devine l’extrême curiosité qui s’agite derrière les lorgnettes braquées par la foule des robes de dentelles et des habits noirs.
Que dira-t-elle ? D’où lui vient le caprice, étonnamment imprévu, de s’exhiber ainsi dans l’emploi des « lecturers » ? Quels sont ces prétendus Souvenirs de voyages, inscrits au programme de la séance ? Saura-t-on les vraies causes du récent divorce de Mary d’avec le richissime et trop vieux Jonathan - en admettant qu’une sénilité si disparate ne soit pas une cause suffisamment légale de séparation ? Saura-t-on pourquoi la resplendissante patricienne est sur le point de se remarier avec Stream and Co. - une maison seulement débutante dans la concurrence des boeufs salés – Hé quoi ! le mièvre et blondasse petit Robinson Stream, assis là-bas, tout faux-col, à l’avant-scène… ? Oui, lui-même, le pauvre ami – Pas possible ?…
Le brouhaha grandissant de ces commentaires s’arrête net. Mme Gulf s’apprête à parler ; elle parle et, vraiment, du plus joli timbre brillanté de rire. Les « reporters » n’ont que le temps de saisir au vol la substance des télégrammes :
« L’excursion dont l’oratrice désire faire le récit s’accomplissait l’année dernière, explique-t-elle, en la compagnie d’un très respectable vieux gentleman qu’on ne nommera pas afin d’épargner sa modestie, mais qui, l’on ne saurait le méconnaître, s’est acquis par d’incessantes importations de victuailles exotiques une indestructible notoriété dans tout l’univers commercial ! »
Egayé, le public jette un coup d’œil unanime vers le fond de la salle. Une colonnette dissimule la frêle identité du caduc M. Gulf dont il ne déborde que les pointes des deux favoris au ton salin, à peu près l’hiéroglyphe mural des écoliers barbouillant de mémoire le type abrégé de Jonathan…
« On s’était embarqué, continue Mme Gulf, sur le magnifique steamer commandant la flottille que ce notable expédie annuellement vers ses propriétés d’exploitation, immenses territoires des Polynésies plus ou moins australiennes, situées aux dernières limites du plus extrême Occident.
« Il serait agréable, à coup sûr, d’évoquer dès à présent, par une description, ces terres vierges à peine connues des géographes, ces somptueux océans d’herbages où le bétail si démocratiquement conservable prodigue son innocente et luxuriante fécondité. Mais, pour plus de clarté, la conférencière doit émettre au préalable, sur les usages de ce pays, quelques considérations d’une nature pour ainsi dire sociale, qu’à défaut de toute compétence technique elle effleurera, du reste, avec le plus de brièveté désirable, bien qu’il s’agisse, à la vérité, d’une méthode de législation tout à fait hardie et du caractère d’originalité le plus marqué.
« Devenu propriétaire exclusif de ce populeux archipel, le notable en question… Mon Dieu qu’on me permette de persister à le désigner de la sorte, jette l’oratrice au sourire de la salle, dans une parenthèse ponctuée par l’absorption de deux cuillerées d’eau sucrée… le notable susdit se propose de faire cadeau de sa colonie au gouvernement de l’Union, espérant que par ce don fastueux il hâtera l’accomplissement du plus ardent de ses désirs : l’élection à la présidence des États-Unis !… »
- Oh ! Oh ! Silence ! Écoutez « Hear, hear » ! La brusque révélation de cette candidature suscite une jovialité décidée ; tandis que, vexation ou bouleversement, les pointes de barbe de l’éminent J. Gulf semblent la proie d’une espèce de crise.
« C’est en raison, justement, de ces visées présidentielles, poursuit l’oratrice, qu’il convient d’examiner un instant le point de vue politique indiqué tout à l’heure.
« Seigneur et maître de plusieurs millions d’âmes, le grand négociant dut les assujettir au frein d’une constitution. Sa souveraineté ne pouvait se maintenir qu’à ce prix, mais, au premier aspect, la tacite se hérissait de difficultés singulières. Les indigènes cédaient, résolument, avec une égale passion, à deux courants bien opposés. Ils cultivaient en même temps la civilisation et l’anthropophagie, ils recherchaient et les raffinements les plus délicats de l’existence moderne et s’obstinaient, par goût non moins que par tradition, au vieux cannibalisme des aïeux !
« L’accord de pareils contrastes ne pouvait se réaliser que par un extraordinaire génie législatif dont, heureusement, le nouveau monarque (assisté d’un habile conseil d’actionnaires) se trouva pourvu. Simplement d’ailleurs il procéda de ce principe que les meilleures lois sont celles qui s’adaptent aux tendances et préjugés des peuples qui les subissent. On promulgua, dans ce sens, un code pénal et civil composé d’un petit nombre d’articles rationnels et décisifs et les insulaires acquirent bientôt l’heureuse certitude que ce régime, plutôt régulateur que réformiste, avait pour but arrêté le développement de leurs instincts de race. »
L’oratrice, dont la bonne humeur semble chatouillée d’un coup d’épingle d’ironie, promet d’esquisser rapidement, au hasard des souvenirs, ces curiosités organiques et leur application dans les mœurs.
« Assurer l’approvisionnement autophagique et national, telle était, poursuit-elle, la préoccupation dominante du législateur. En conséquence, tout indigène était tenu de mourir pour son pays et cette clause, prise à la lettre, n’affectait pas, comme ailleurs, un sens de détachement et de vaines protestations platoniques. On mourait, mangeable, à quarante ans révolus, époque où dans la pleine maturité des chairs l’âme s’éteint volontiers aux illusions.
« L’inutile fardeau de la vieillesse fut ainsi supprimé sauf pour la caste des administrateurs chargés du souci gouvernemental, sorte d’aristocratie sénatoriale formée, cela va de soi, par le notable et ses associés. On prit soin, toutefois, d’ôter toute apparence d’arbitraire à ces macabres destinées des masses ; on les revêtit d’une surface de légalité, grâce aux tribunaux devant lesquels les insulaires, sans exception, étaient astreints à comparaître à tour de rôle et, jugés coupables sur n’importe quel méfait petit ou grand, encouraient invariablement la sentence capitale, mais par pure forme, avec exécution ajournée jusqu’à l’âge comestible.
« Le délit le plus souvent imputé devant ces juridictions était celui de jalousie ou d’opposition contre les promiscuités nécessaires. Les crimes de cette nature se décrétaient de haute trahison, car le Code civil avait placé le mariage à l’abri de toute entrave morale et de toute police contractuelle ou restrictive. Sauf empêchement physiologique, la nubilité déterminait en toute rencontre l’exercice de l’union conjugale, non seulement libre mais strictement obligatoire. Il était interdit aux divers sexes en présence de ne pas aimer, séance tenante. Les promenades, les réunions de théâtre et de cafés-concerts, les bals et fêtes publiques, etc., fournissaient aux représentants de l’autorité l’occasion d’imposer la pratique de ce rite, d’ailleurs amusant. On assurait, ainsi, l’accroissement du populaire, résultat recherché avec plus ou moins de désintéressement et de raison par les économistes des centres industriels ordinaires, mais vraiment indispensable dans les régions cannibales où le prolétariat figure un objet immédiat de consommation.
« Au prix de quelques charges dans ce genre anodin, le peuple coulait une existence aisée. Il n’était guère tenu qu’à pulluler bibliquement au profit de la sustentation concitoyenne. L’idéal des plus récents socialismes semblait dépassé.. Les femmes seulement occupées de toilette appréciaient, comme il le méritait, leur joli privilège d’inconstance permise et sans remords. Les hommes relevaient leurs loisirs par d’intelligentes distractions et se rachetaient du labeur forcé des autres plèbes par le paiement final en nature de leur dette à l’État.
« Assis, deux fois le jour, à des banquets gratuits, le public se livrait à des dégustations de contemporains qu’accommodaient savamment les cuisiniers officiels. Tout contribuable apportait à ces agapes le supplément d’aromates destinés à le rendre plus tard lui-même digestif, une sorte d’anticipation d’embaumement, – et l’on ne saurait trop dire à quel point la sévère interdiction, ordonnée dans ce but, des alcools, des nicotines et autres dépravations empoisonnées, augmentait par contre-coup, les chances d’hygiène et de moralité générale. »
De vifs applaudissements montrèrent le bon effet produit par cette observation sur les membres de la Société de Tempérance.
« Il s’admettait encore, poursuit Mme Gulf, beaucoup d’autres opinions anthropophagiques également propres à tortiner et viriliser les esprits. Le duel à mort, par exemple, était inévitable à la moindre injure. Le suicide passait pour la conséquence instantanément exigible de toute ostentation de pessimisme, de même qu’il convenait, en certains cas, de savoir « mourir de rire » ou « mourir de plaisir » comme on le disait. Les comédiens eux-mêmes, mettant cette outrance de sincérité dans leur métier, étaient toujours prêts à succomber pour de bon, parmi les péripéties et fins de drames, etc., etc. Ces catégories de prématurés décès alimentaient le stock des primeurs.
« Quant à la classe moyenne, elle atteignait sans trop de regrets la limite d’une carrière comblée d’insouciance et de paresse. L’exécution, il est vrai, s’opérait d’une façon persuasive et non tortionnaire, dans des salles réservées, pendant les séances de musique, les cérémonies religieuses et autres prétextes de réunion, au milieu de l’indifférence polie qu’avait créée l’habitude. La sortie s’interdisait à ceux dont la funèbre situation judiciaire arrivait à échéance, puis une espèce de guillotine-rôtissoire, ingénieusement narcotisée, les transportait directement de la vie pour soi dans les vivres pour tous.
« Mais quelles étaient les cérémonies religieuses dont il vient d’être parlé ? Cette question surexcite, on le conçoit, l’intérêt de la Société de Tempérance, en grande partie orthodoxe.
« Ainsi que les autres statuts, explique Mme Gulf, le culte et le dogmatisme des insulaires s’inspiraient de leurs inclinations à la fois métaphysiques et carnivores. Au fronton des temples, le novateur avait fait graver ces grandes paroles des Écritures : « Il est notre Dieu et nous sommes le peuple de son pâturage, le troupeau que sa main conduit. » (Ps. XCV 6-7.) Et encore « Ta face est un rassasiement de joie. » (Ps. XVI n.) En suite de quoi les saints exercices ne se terminaient pas comme ailleurs par de fictives et poétiques oblations transsubstantlationnelles. Les vrais croyants ambitionnaient de s’étendre sur la nappe de l’autel expiatoire pour la nourriture spirituelle autant qu’effective de la congrégation. Les sentiments extatiques et carnassiers de l’Église nationale, le besoin de manger son dieu, s’affirmaient, ainsi, dans les formes d’une « théophilanthropophagie réelle. » Et de quelle ferveur le notable négociant eût dévoué sa propre personne à ce genre d’édification, si son vieil état de maigreur n’en avait fait une hostie par trop insignifiante ! »
Les gémissements de barbe de Jonathan soulèvent à ce passage des rires qu’augmentent encore l’onction prédicatrice affectée par Mme Gulf.
« Faute d’être propitiatoire par lui-même, soupire-t-elle, l’apôtre recommandait, du moins, le grand acte de foi parmi ses proches, et l’on peut assurer qu’il ne ménagea pas les supplications pour y décider certaines personnes de sa famille douées d’un embonpoint plus liturgique, par exemple, sa belle-mère. »
Une ovation éclate sur ces mots, en l’honneur de la florissante Mme Fitzgerald, attestant par une pantomime assez narquoise l’exactitude des détails intimes mentionnés par sa fille.
« Mais rien ne cadrait mieux avec ces idées philanthropicides, reprend Mme Gulf, que la façon dont il fut convenu de diriger les choses de la guerre. Hélas ! oui malgré son isolement océanien, malgré. sa facile destinée communiste, la jeunesse mâle insulaire s’enfiévrait périodiquement, comme les autres peuples, d’héroïques ardeurs de bataille. Le législateur avait tenu compte de ces propensions belliqueuses avec d’autant plus de logique, semble-t-il, qu’au lieu d’être, comme partout ailleurs, un motif de tuerie stérile, elles fournissaient à cette Polynésie des ressources incalculables de ravitaillement. En conséquence, on octroyait au militarisme une île entière avec terrains appropriés et tous genres de travaux de fortification. Les amateurs de massacre légal s’enrôlaient, à leur choix, dans l’un des deux corps d’armée dont le choc devait avoir lieu chaque année pendant les bonnes conditions climatériques du printemps. À cette fin, les journaux attisaient la haine que les différences d’uniformes fomentaient entre les régiments. On excitait même à des luttes anticipées les fantassins de costumes divers qui se rencontraient par hasard dans les rues. Les généraux entretenaient la fureur par d’homériques défis échangés dans les gazettes. On ne tolérait d’ailleurs aucune jactance inefficace. Les calculateurs de stratégie, les inventeurs d’engins de destruction devaient concourir individuellement à l’application de leurs plans, d’autant mieux accueillis qu’ils étaient plus meurtriers. Les aspirations sentimentales vers le dévouement charitable ou religieux, décelées par la police chez les individus des deux sexes, conduisaient à l’immatriculation rigoureuse dans les cadres des aumôneries et des ambulances. Les déclamations en l’air n’étaient pas de mise. Tout ce qui vit, tout ce qui meurt, tout ce qui bénéficie, tout ce qui s’amuse, enfin, des misères de la guerre, participait inexorablement au combat annuel. Les proclamations suprêmes des généralissimes ouvraient l’ère décisive ; l’embarquement se hâtait dans le fracas des hurrahs patriotiques et les opérations s’engageaient dès l’arrivée, sans autre méthode que l’indistincte entre-tuerie de tous les belligérants. La seule gloire reconnue comme utile était d’être mort. Le Te Deum subséquent ne solennisait que les cadavres. C’était une guerre à qui perd gagne et, différemment du reste du globe, on dédaignait les rares survivants comme des vaincus jusque leur revanche à la prochaine affaire. Contrairement, encore, aux suites usitées dans les pays à régime culinaire moins raisonné, les sanglantes journées procuraient aux indigènes une nouvelle phase d’abondance, et de calme… »
Mary Gulf accompagne ces notations rapides d’un jeu de sourire où s’accumule évidemment un excès de sarcasme. Elle continue, néanmoins, placide :
« Quelques années de ce système et deux ou trois « campagnes » plus particulièrement fructueuses achevèrent, dit-elle, de porter au point maximum la richesse budgétaire et les satisfactions civilisées des indigènes. Le notable négociant, l’illustre fondateur de ce bel état de choses crut le moment arrivé de faire triompher son vœu de présidence en préparant l’annexion de ces territoires, dont l’organisation lui semblait digne d’être proposée comme exemple au reste de la République. Il joignait cette préoccupation aux devoirs accoutumés de son trafic, lorsqu’il entreprit, l’année dernière, l’excursion dont l’oratrice doit, enfin, se décider à parler. »
L’attention du public devient intense. Les favoris de J. Gulf manifestent tout ce que ce genre d’ornement séparé du reste de la figure peut exprimer d’impatience et d’irritation. Mme Gulf, pourtant, reste un peu méditante, comme alarmée par le côté scabreux de ce qui lui reste à dire, – son hésitation est exquise, à consulter sa montre, tenue de la même main qui remue le verre d’eau sucrée.
« L’heure est peut-être trop avancée, croit-elle, pour lui permettre un récit complet. Il faudra s’en tenir au court épisode par lequel se termina l’expédition, mais qui, par chance et comme on va le voir, la caractérise tout entière :
« La flottille avait ancré devant une splendide plaine d’herbe jetée dans une entaille de forêt vierge. Mme Gulf eut le caprice d’aller déjeuner sur la verdure avec le notable et ses associés, tandis que le personnel de l’équipage roulait des tonnes le long de la rive ou s’avançait, le rifle sur l’épaule, en quête de pacotilles, dans l’intérieur du pays.
« La collation arrosée de champagne fut très animée, lorsque bientôt des fracas de fusillades retentirent par places, dans le lointain des bois.
« La guerre annuelle, sans doute ; c’est sans danger, » avait prétendu le grand négociant.
« Le dessert s’achève. Le notable et Cie s’éparpillèrent, le cigare allumé. Mme Gulf, un instant, restait seule, rêveuse à la magnificence du paysage, quand, brusquement, surgit près d’elle un autochtone, arrivé rampant sur les ronces, un superbe spécimen des races locales brièvement vêtu de quelques colliers de perles. L’étrangère et sa longue toison blonde alors dénouée dans l’or du soleil éblouirent ce primitif d’une stupeur d’adoration. Il restait sur ses genoux, les mains jointes, le poitrail haletant, la bouche pâmée, l’oeil en feu. L’atmosphère tropicale charriait son grand souffle de passion. Un peintre profilant la scène eut fait s’envoler une feuille de vigne.
« Péril grave aussitôt conjuré. Les hommes du bord terrassent l’intrus. Mme Gulf fuit vers le navire ; elle est terrifiée, mais, qui sait ? peut-être avec un peu de nuance d’émotion : - Le pauvre garçon, quel amour subit, ingénu, sans déguisement !
« Au retour, après trois mois, dans le port de New-York, Mme Gulf s’attardait à son dernier bout de toilette, malgré le tumulte du déchargement, et franchissait le pont déjà tout encombré, lorsqu’une barrique tombée du treuil éclatait, laissant voir, hasard féroce, spectacle affreux, l’indigène, le beau sauvage aux colliers de perles, toujours à genoux, toujours dans son attitude fervente, extatique, égarée, hallucinée d’amour, « le pauvre garçon ? », oui lui-même, tel qu’on l’avait plongé directement, là-bas, dans la saumure ! »
Et debout, avec le délicieux air impertinent du succès conquis, devant l’âpre moquerie du Tout New-York, devant le « reportage » impatient d’indiscrétions télégraphiques, Mme Gulf jette le mot de la fin, le trait mortel qu’elle tient en réserve :
« Elle redit cette légende de prospectus qui prend, maintenant, une signification de déchirante ironie ; cette formule de puffisme qui scalpe à jamais Jonathan de sa vieille auréole de nourrisseur et met la suprématie de l’article entre les mains de la maison Robinson Stream, cette éhontée affirmation gastronomique, qui renverse pour toujours le Gulf and Co. de ses veilléités de présidence, pour le vautrer dans l’ignominie d’une notoriété d’empoisonneur philanthropophage et d’exploiteur social !
Encore une fois, par-dessus le retentissement d’acclamations pleines de rires et de huées, elle répète l’infâme refrain évocateur, maintenant de spectraux endaubages :
« Les meilleures salaisons sont les viandes d’Australie. »
Les bravos redoublent, énormément gais, car « la marque de fabrique, » la silhouette si connue, le toupet-panache et les deux favoris voltigent un instant à travers la salle, projetés avec furie par le clown occasionnel, l’habile comparse qui, derrière le pilier de l’amphithéâtre, avait si ravissamment postiché le simili-Jonathan.

Louis Mullem, Contes d’Amérique, 1890
Image : Francisco de Goya, Saturno devorando a su hijo

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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