Une ville souterraine par Charles Carpentier (1887) — Épisode #8

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Chapitre VIII – Aux thermes de Sabinus

 

Les voyageurs qui ont visité l’Italie méri­dionale ne se sont pas arrêtés sans étonne­ment devant les ruines des thermes de Pompéi. Cette ville était d’une médiocre importance, et, ses thermes avaient cependant des propor­tions considérables. Avec une partie des ther­mes d’Agrippa, on a fait le Parthénon ; avec une partie des thermes de Dioclétien, on a fait l’église de Sainte-Marie-des-Anges, au­jourd’hui la plus grande église de Rome après Saint-Pierre. Mais, pour se faire une idée exacte de l’étendue, de la magnificence, de la somptuosité et du confort de ces grands établissements balnéaires, il faut avoir eu, comme moi, la bonne fortune d’en visiter un au temps de leur splendeur, c’est-à-dire sous l’administration des anciens Romains.
Les thermes de Sabinus, — que l’on avait appelés ainsi, en mémoire du lieutenant de Jules César, qui dirigeait les opérations mili­taires dans cette partie de la Gaule, à l’époque de la défaite des Unelliens, — étaient une immense construction. Sa profondeur et sa largeur rappelaient assez bien la cathédrale de Notre-Dame-de-Paris.
En entrant par la porte principale, l’aspect était véritablement magique.
Dans toute la longueur de la partie centrale, encadrée d’une colonnade de marbre, s’éten­dait un cours d’eau qui servait de piscine, pour prendre les bains froids, et de bassin de natation pour les baigneurs. Des centaines de lampes, établies de chaque côté du dôme, for­maient une ceinture de feux qui répandait sur les eaux des teintes fantastiques. Derrière la colonnade de marbre s’ouvrait une large galerie destinée à servir de promenoir et à donner accès, par des gradins, à la pièce d’eau. De chaque côté de la porte d’entrée, de larges escaliers de granit conduisaient à une galerie supérieure correspondante à celle du rez-de-chaussée. Une foule énorme, com­posée d’hommes de tout âge, et même de femmes, se croisaient dans tous les sens, au milieu des éclats de voix, des chants et des rires, du bruit des pas et du bruit des eaux, et remplissait tout l’édifice de ses rumeurs.
— Voici, dis-je à Ænobarbus, un établisse­ment qui a dû coûter des sommes fabuleuses : pourriez-vous me dire pourquoi, dans toutes les parties du monde soumises à votre domi­nation, vous avez construit ces monuments, dont nous retrouvons encore partout les ruines ?
— Pour avoir des populations saines et vigoureuses, me répondit-il.
— Et par quels moyens, lui demandai-je, attirez-vous tant de monde dans ces lieux ?
— Par l’attrait du plaisir !
— Comment donc avez-vous résolu ce problème ?
— L’expérience avait appris à d’autres peuples avant nous, me répondit Ænobarbus, que l’exercice de la gymnastique et l’usage des bains étaient nécessaires pour entretenir la santé, et développer les forces physiques. Nous avons donc cherché à réunir, dans ces constructions, tout ce qui peut con­courir à ce résultat, et je vais vous faire com­prendre, en deux mots, tous les secrets de cette organisation.
Autour de la galerie du rez-de-chaussée, que vous voyez d’ici, se trouvent, d’abord, toutes les salles qui sont nécessaires pour le service des bains proprement dits. La pre­mière salle, à gauche, est une salle d’attente pour les esclaves qui accompagnent leurs maîtres. À côté de cette salle se trouve le ves­tiaire, qu’on appelle apoditherium, et dans laquelle les personnes qui viennent se baigner déposent leurs vêtements. On passe ensuite dans une grande pièce où des bouches de calorifères souterrains répandent un air chaud, maintenu à une température fixe. On appelle cette pièce le tepidarium. On s’y pro­mène, on s’y étend sur des tapis, on se couche sur des bancs, on s’y assied, — si l’on aime mieux, — sur des sièges, pour attendre la transpiration. Quand la moiteur commence à se produire, on passe dans une autre pièce, où l’air chaud est encore élevé à une plus haute température : on l’appelle le calidarium.
Là, au bout de quelques minutes, on ob­tient une transpiration abondante. On passe alors dans l’alipterium. C’est la salle du mas­sage. Des esclaves, armés d’étrilles ou de racloirs, de brosses, et de flacons d’huile, vous étendent sur une table rembourrée et recou­verte de fines toiles ; et, après vous avoir frotté les chairs avec la paume des mains, vous soumettent à des râclages et à des bros­sages prolongés, alternés avec des frictions d’huile, pour débarrasser la peau de toutes les impuretés qui s’y logent, et provoquer l’accroissement de la vie par le redoublement de la chaleur. Quand les opérations du mas­sage sont terminées, on arrive enfin dans une dernière pièce qu’on appelle le lavatorium. On se trouve en présence d’autres employés des bains, qu’on nomme unctores, qui vous soumettent à des lotions d’eaux savonneuses et parfumées, afin de porter la fraîcheur et le bien-être dans tous les pores de la peau.
—  Alors, dis-je, en l’interrompant, la cérémonie est terminée ?
— Du tout, reprit-il, le couronnement du bain romain, c’est l’immersion rapide dans la piscine d’eau froide, et la natation. Cepen­dant, je ne vous cacherai pas que les femmes, les malades et les vieillards, se contentent de prendre des bains de vapeur dans des cabi­nets particuliers, tandis que toute la portion valide des baigneurs se précipite, en sortant du bassin de natation, dans une grande salle de gymnastique, établie à l’autre bout des thermes, et où l’on trouve des chevaux de bois, des perches, des échelles et des tra­pèzes.
— Mais, dans tout cela, je ne vois pas le plaisir qui attire tant de monde ?
— Attendez, me dit-il, je ne vous ai pas encore parlé de ce que nous avons fait pour le plaisir. Dans le pourtour de la galerie du rez-de-chaussée, après la salle de gymnastique, nous avons établi des boutiques pour les con­fiseurs, pour les pâtissiers, pour les marchands de vin, et pour les restaurateurs. Enfin, dans la galerie supérieure, nous avons des musées de peinture et de sculpture, des bibliothèques, des salons de musique, où l’on joue des Atellanes, et des salons de conversation, où l’on se donne des rendez-vous d’affaires et d’a­mour. Nous avons même, dans des salles spécialement appropriées à ces industries, des médecins, des dentistes, des pédicures et des coiffeurs, en sorte que, pour toutes les commodités et les plaisirs de la vie, nos thermes sont des abrégés d’une ville tout entière.
— Avez-vous, dans la Gaule, des thermes pareils aux nôtres ? me demanda Sulpicius.
— Nous avons, depuis quelques années seulement, des bains turco-romains qui res­semblent aux vôtres, mais comme des pyg­mées ressemblent à des géants. En dehors de ces bains, qui n’existent que dans la capitale de la Gaule, nous n’avons encore que des éta­blissements rudimentaires, qui ne seraient pas dignes d’être fréquentés par vos affran­chis.
— Connaissez-vous Senèque, qui est mort avant la destruction d’Herculanum et de Pompéi ? demanda-t-il.
— Parfaitement, répondis-je.
— Eh bien, je vais vous dire ce que Sénèque écrivait sur le luxe des thermes de son temps, et, notamment, sur les thermes qui servaient à la populace et aux affranchis.
Il disait qu’on se regarderait comme réduit à la mendicité, si les pierres précieuses, arrondies sous le ciseau, ne resplendissaient de tous côtés ; si les marbres d’Alexandrie ne portaient pas des incrustations de marbre numide ; si cette marqueterie brillante n’é­tait pas entourée d’une bordure de pierres dont les couleurs variées imitaient, à grands frais, la peinture ; si les plafonds n’étaient lambrissés en verre ; si les piscines n’étaient environnées de marbre de Thasos, et si l’eau ne coulait par des robinets d’argent. Et tout cela ne concernait encore que les bains affec­tés à la populace. Que serait-ce, disait-il, si je décrivais ceux des affranchis ? Quelle pro­fusion de statues et de colonnes qui ne sou­tiennent rien, et que le luxe a prodiguées pour un vain ornement ? Quelles masses d’eau tombant en cascades avec fracas ? Nous som­mes parvenus à un tel point de délicatesse que nos pieds ne peuvent plus fouler que des pierres précieuses… Ne vous étonnez donc plus, continua-t-il, si les thermes de Sabinus, que vous voyez en ce moment, et qui sont bâtis sur le modèle de nos anciens thermes, valent un peu mieux que vos bains gaulois !…
Je vis que mon interlocuteur tenait à pren­dre la revanche, pour se venger de la supé­riorité de nos armées, et je lui confessai que, sur ce point, nous étions restés des barbares,
— Eh bien, me dit-il, nous reviendrons aux thermes, une autre fois. Je suppose qu’en ce moment vous aimerez mieux déjeuner que de vous baigner. Nous allons prendre avec nous un vieux savant de nos amis, qui nous attend et nous irons déjeuner tous ensemble dans un restaurant de la rue de Mercure, qui n’est fréquenté que par les officiers du palais.
Nous sortîmes, au milieu des cris des aliptæ et des unctores, qui nous poursuivaient avec leurs brosses, leurs fioles et leurs étrilles, pour obtenir nos préférences, et nous reprîmes notre rhéda, pour nous rendre dans la rue de Mercure.

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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