Que serait le monde sans alcool ? — Leçon donnée par Sophie Muller en l’an 2000, (1890)
Categories Les textes courts d’ArchéoSFLeçon donnée par Mlle Sophie Muller, professeur de psychiatrie à la clinique de Hambourg en l’an 2000.
(Traduit du volapuk par le Dr De Boeck.)
Mesdames et Messieurs,
Hier est entré dans notre service un homme âgé d’environ 22 ans paraissant appartenir à la meilleure classe de la société, en proie à une agitation considérable. Il s’était fait remarquer dans un des nombreux ballons qui font le service entre notre ville et Würzbourg par ses chants et sa tendance à lier conversation avec les dames qu’il rencontrait. Peu de temps après son arrivée à l’hôpital, il est tombé dans un profond sommeil ; ce matin il s’est mis à réclamer assez confusément qu’on lui donnât du poisson salé ; il se plaignait de ressentir un violent mal à la tête et ne parvenait pas à se rappeler comment il était arrivé ici. Nous nous trouvons en présence d’un ensemble de symptômes qui n’a que peu de rapports avec ceux des psychoses ordinaires.
Les défaillances de mémoire que présente le malade sont la manifestation formelle de la lésion corticale dont il est atteint ; ce désir bizarre de manger du poisson salé, ces intempérances impulsives de langage, peu en rapport avec le milieu social auquel paraît appartenir le patient, doivent être attribués à une irritation bulbaire. Il y a quelque cent ans encore, pour établir un diagnostic complet, le médecin se serait livré à un long examen des facultés intellectuelles qui aurait eu comme résultat certain de fatiguer le malade et d’exagérer l’excitation à laquelle il est en proie. Nous nous gardons bien actuellement de procéder de cette façon : nous avons hypnotisé le malade, avons ouvert le crâne en prenant toutes les précautions nécessaires et avons enlevé à l’aide des harpons cérébraux que j’ai perfectionnés, un petit morceau de la substance corticale de la région motrice et de l’insula.
Nous allons vous montrer en projection les préparations microscopiques que nous en avons obtenues.
Comme vous pouvez le constater, les cellules nerveuses n’ont pas subi d’altérations : les fibres nerveuses sont répandues en nombre normal dans le tissu cérébral. L’analyse microchimique de l’écorce, ainsi que le prouvent les préparations suivantes, n’y décèle aucune trace de manine, ni de manicina, non plus de héboïdophrénine, ni d’amentine. Je ne vous fatiguerai pas plus longtemps de tous ces détails ; qu’il me suffise de vous dire que nous n’avons pu retrouver dans nos préparations de psychaïne, ni d’autopsychotoxine ; comme d’autre part, ni le sang ni l’urine ne contiennent la moindre trace des poisons ordinairement employés, je restais hésitante, incertaine du diagnostic, lorsque je me suis rappelée avoir lu dans un ouvrage datant d’environ cent ans, la description d’une affection en tout semblable à celle que présente notre malade, affection passagère et due à une intoxication par l’acool éthylique.
Nous avons posé quelques questions dans ce sens au malade, mais n’avons pu tirer de résultats positifs de cet interrogatoire ; le malade prétend n’avoir pris aucune boisson, aucun aliment qui contînt de l’alcool éthylique. Cependant, nous remarquions que tout en nous affirmant ces faits, il montrait de l’embarras, de l’anxiété ; aussi avons-nous examiné les quelques coupes du cerveau qui nous restaient ; nous y avons pu déceler des traces de produits dérivés de l’alcool éthylique. La police de Würzbourg, à laquelle nous avions demandé des renseignements par téléphone, nous avait fait savoir qu’elle avait trouvé dans l’habitation du malade un tonneau contenant un liquide alcoolique rougeâtre, portant pour inscription « Walportsheim » ; à côté du fût se voyait un verre encore à moitié rempli du même liquide.
Vous avez tous entendu parler des fouilles que l’on exécute en ce moment à Würzbourg sur l’emplacement et dans les environs du Juliushôpital ; il est des plus probables que ce malheureux jeune homme, étudiant du reste comme vous, y aura trouvé ce tonneau et en aura voulu goûter le contenu. C’est ainsi que j’ai eu l’heureuse occasion de pouvoir vous présenter un cas d’intoxication aiguë par l’alcool éthylique ; j’aurai soin, du reste, de publier une analyse complète de ce cas si intéressant dans le Journal de médecine internationale.
Je ne veux point laisser échapper l’occasion de jeter un coup d’œil rapide sur cette époque si pleine d’intérêt où l’usage de l’alcool éthylique avait pris une extension dont nous pouvons à peine aujourd’hui nous rendre compte. Au lieu des débits actuels de théobromine et de salsepareille, où vous aimez tant à vous restaurer, lorsque vous vous trouvez quelque peu neurasthéniques, il existait au XIXe siècle une quantité incroyable de débits d’alcool éthylique. On les rencontrait, non seulement en Allemagne mais dans tous pays un peu civilisés. Ces établissements construits les uns avec tout le confort possible, les autres d’une installation primitive, étaient fréquentés par toutes les classes de la société, mais surtout par la jeunesse studieuse qui avait une tendance marquée à s’empoisonner de boisson alcoolique.
On y débitait les préparations les plus diverses. Les anciens livres, les chansons de cette époque célèbrent leurs noms de Asmanshauser, Pschorr, Krambambuli, Schnaps, les appellent liqueurs divines et les dénomment les plus nobles liquides de la nature. On se servait, pour les préparer, surtout de céréales, de houblon, de colchique, de glycérine, de pommes de terre ; on aurait même employé dans ce but les produits de la vigne. L’éthylalcoolophagie régnait en maîtresse même dans les cercles scientifiques les plus réputés. Au 10e congrès international de médecins tenu à Berlin en l’année 1890, dans ce congrès précisément où ont été discutées les idées de Kahlbaum sur l’usage de l’alcool, l’on a vu une quantité de médecins, jeunes et vieux, se réunir un soir pour essayer de surmonter les effets de l’intoxication alcoolique ; malgré tous leurs efforts, le poison est resté, vainqueur. Seule la société antialcoolique a réussi peu à peu à vaincre l’ennemi, à forcer les gouvernements à prendre des mesures internationales pour le dompter et à faire voter par les parlements des lois draconiennes contre la préparation et l’usage des boissons alcooliques.
Cependant, ce n’est que dans les premières années du XXe siècle que nous voyons l’alcool perdre de sa faveur ; ses préparations sont peu à peu remplacées par du vin de palme, de l’eau de Seltz : ces dernières elles-mêmes disparaissent vers l’an 1940…
Après avoir jeté ces quelques regards sur le passé, revenons-en à notre malade et demandons-nous quel traitement nous allons lui appliquer. Il ne peut être question ici, comme traitement actif, que d’exécution par l’électricité ou de castration (le lavage du cerveau, la décortication de l’encéphale seraient trop peu efficaces). En faveur de la castration, nous pouvons invoquer les tendances ataviques du malade, en proie à des impulsions, ancestrales ; cependant, remarquons que le patient ne présente pas de signes sématiques de dégénérescence épileptique aussi, suis-je, en somme, peu partisane de la castration dans le cas actuel. Sans doute, la loi nous oblige à châtrer les aliénés mais pour appliquer cette prescription chez ce malade, il faudrait ne pas savoir distinguer les troubles cérébraux produits par un poison quelconque, anormal, de ceux produits par la psychaïne et l’autopsychotoxine.
Mon avis est d’appliquer à ce malade un traitement expectant et lorsqu’il sera convalescent, de lui administrer de fortes doses de suggestion hypnotique.
En fait, nous sommes obligés de signaler ce malade à l’autorité, et il nous sera difficile d’éviter au sujet du traitement que nous lui appliquons une enquête judiciaire. Quoiqu’il en soit, je maintiendrai les idées que je viens d’émettre devant vous et en appellerai s’il le faut, à nos plus hautes cours d’anthropologie criminelle, soyez-en convaincus, mesdames et messieurs.
En ce moment précisément, mon assistant me fait savoir que mon malade vient d’avouer avoir bu une quantité notable de la boisson rougeâtre trouvée chez lui ; mais il prétend énergiquement ne l’avoir fait que dans un but d’expérience et pour en rechercher les propriétés pharmacologiques. J’y trouve la confirmation de ce que je viens de vous dire au sujet de son traitement. Pourvu que les juges n’y voient l’indice de tendances autovivisectionnistes. Espérons, tant dans son intérêt que dans celui de la science qui continuera à observer sa conduite future, que notre malade réussira à se disculper de cette accusation menaçante.
Après avoir eu l’occasion d’étudier un cas si intéressant, je crains, mesdames et messieurs, que vous ne prêtiez plus que peu d’attention à l’examen des psychoses vulgaires. J’ose espérer que vous aurez tiré quelque profit de la comparaison de notre civilisation actuelle avec celle d’il y a environ un siècle.
La Province médicale, 13 septembre 1890
Dessin de Gerbaut, paru dans L’Abeille de Seine-et-Oise, 22 février 1883