Autre planète | Maurice Montégut (1899)

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Hier soir, lorsque j’entrai dans le laboratoire de mon très illustre ami, le merveilleux astronome Gallas Merrickh, je fus frappé, dès le seuil, de la tristesse de son visage et de l’accablement de son attitude.

J’eus immédiatement la certitude qu’un malheur irréparable lui était arrivé. Or, j’aime Merrickh autant que je l’admire.

Ce vieillard de soixante-dix ans est l’homme le plus complet que j’aie jamais approché ; malgré sa science, ses incursions journalières en plein ciel, il ne s’est pas désintéressé des souffrances de la terre ; tout ce qui est humain l’émeut profondément ; à l’encontre de bien d’autres, le développement de son magnifique cerveau n’a diminué en rien l’extension de son cœur généreux ; la petitesse de l’être devant la multiplicité des astres ne l’a pas fait conclure au mépris de l’espèce : loin de là.

En plus, je sais que chacune de ses paroles est grave, qu’il n’annonce un fait qu’en pleine certitude ; et quoi qu’il m’affirme, je le crois aveuglément, et cependant, en général, je ne suis pas crédule.

Devant sa mine et sa posture, j’osai l’interroger :

— Maître, que se passe-t-il donc ? Vous avez, dans les traits, la marque du désastre ; et, vous, l’omnipotent, vous paraissez désespéré.

Il essaya de sourire, puis répliqua d’une voix lassée que je ne lui connaissais guère :

— En effet, mon enfant, il m’arriva une déception profonde qui me fait regretter les travaux de toute ma vie… qui pourtant fut bien pleine.

Je ne pus retenir une exclamation de surprise, de chagrin aussi, et je me répandis en mots vagues :

— Quoi ! vous regrettez, vous ! toute autre personne, cette affirmation me semblerait banale, compréhensible, car peu d’existences valent la peine d’avoir été vécues. Mais la vôtre ! Vous avez tout osé ; vous avez interrogé l’infini qui vous a répondu ; vous avez abordé les plus formidables problèmes, et vous les avez résolus à votre satisfaction. On vous doit de mémorables découvertes dont les savants s’enorgueillissent ; vous êtes le savant, un peu mystérieux, comme les divinités, dont les dires font loi ; vous avez bouleversé, rénové la science astrale, et vous avez ouvert des voies démesurées au travers de l’espace, et c’est vous qui doutez ?

Il secoua la tête et répliqua :

— Hélas! je ne doute pas. Je regrette, vous dis-je ; voilà tout. Vous allez me comprendre. Et quand vous m’aurez compris, peut-être hausserez-vous les épaules, malgré votre respect pour moi, devant la puérilité d’une âme d’astronome… Mais je suis en chair, moi aussi. Écoutez donc : Vous savez que depuis ma prime jeunesse, depuis cinquante ans, depuis toujours, en même temps que d’autres travaux moins ardus, moins compliqués, plus proches, je poursuis fiévreusement ce rêve de communiquer directement avec les habitants de la planète Mars, cette planète peu lointaine, par comparaison, et qui offre des similitudes, réelles ou supposées, avec notre pauvre terre. Je ne veux pas vous faire un cours, j’expose simplement un fait. À cette étude, j’ai sacrifié tout ce que la vie humaine peut offrir de consolations. De vingt à quarante ans, j’ai dépensé mes jours, mes nuits, à compulser des textes, à braquer des télescopes perfectionnés de jour en jour, sur l’objet de mon culte.

Plein d’une foi profonde, indiscutable (et la foi des savants n’est comparable qu’à la foi des vrais prêtres), j’oubliais le temps actuel, dans ma confiance de l’avenir. J’étais certain que notre destinée ne s’arrêtait pas avec la mort, qui n’est qu’une transition obscure, et se continuait par évolutions dans des mondes nouveaux. Notre première étape après la Terre, c’était Mars, disais-je, et j’en étais convaincu ; et vous allez voir tout à l’heure combien j’avais raison. Et j’ajoutais : « Dans Mars, je rattraperai le temps perdu ; je vivrai pour moi-même, sans souci du plus tard. » L’Homme propose. Et, de la sorte, je n’ai jamais connu la joie ; j’ai été le solitaire des foules. Bien que de joli visage et d’assez fière allure, je n’ai pas connu la femme, je n’ai pas connu l’amour, et j’ai soixante-dix ans ?

Gallas Merrickh s’arrêta une seconde, étouffant un soupir qui ressemblait à un sanglot ; puis il reprit d’une voix mal assurée encore :

— Mars ! Plus je contemplais, considérais cette étrange planète, plus ma conviction se faisait sérieuse que vivaient là des êtres transformés, anciens habitants de notre Terre, qui se souvenaient, et par religion du passé, s’intéressaient à nous. À tout autre que vous, je ne tiendrais pas un semblable langage, de crainte d’être traité de fou ; mais je vous connais et vous me connaissez. Dans Mars, souvent, d’étranges lueurs s’allument, que l’on peut voir d’ici, comme de grands feux de joie ou d’avertissement, sur de hautes montagnes : des signaux, peut-être, ai-je pensé d’abord ; des signaux, à coup sûr, répondrais-je à présent.

Ceci admis, j’ai centuplé la tension de mon effort vers la planète sœur, où doivent évoluer nos destinées futures.

Ce qui est advenu n’est pas explicable, car plus encore que la télépathie, le magnétisme, l’électricité même, toutes les manifestations proches ou lointaines, physiques ou occultes, sachez que voici trois jours, j’ai établi des communications, à n’en pouvoir douter, avec ces anciens hommes, dans un monde changé. Les Martiens m’ont compris et m’ont répondu.

Les Martiens ne parlent pas : perfectionnés dans l’organisme, ils comprennent la pensée : ce qui supprime le mensonge, premier progrès. Et c’est ma pensée, tendue, projetée vers l’astre fraternel, qui, à mi-route, par l’espace, a rencontré, enfin, la pensée d’un habitant de Mars inquiet de la terre. Cette pensée lointaine s’est accrochée aux tentacules psychiques élancées de mon être et, de ici sorte, s’est glissée, pénétrante et lumineuse jusqu’à mon cerveau. Ce va et vient établi, nous avons pu échanger des idées.… le fait est accompli…

Je vous ai dit que ce qu’avance Gallas Merrickh est pour moi une vérité première, que je crois en sa parole aveuglément. Je me levai dans un grand enthousiasme :

— Maître, grand maître, maître unique, le premier entre les maîtres ! Je roule d’étonnements en étonnements… Votre découverte est sublime, vous égale aux dieux. Vous avez dépassé la Terre, supprimé le Temps, l’Espace, vaincu le Mystère, diminué l’Infini… Jamais homme, ici-bas, n’atteignit de telles cimes, ne réalisa de pareils miracles ! Vous êtes la gloire de l’Univers, le plus grand bienfaiteur de l’humanité. Les hommes grâce à vous, ne craindront plus la mort : vous avez assuré leur destin. Honneur à vous ! Mais comment se fait-il qu’après ce résultat prodigieux, surnaturel, vous restiez morose, en proie à la tristesse, au découragement ?

Le vieillard, avec une sourde plainte, laissa tomber son front chauve dans ses mains décharnées et continua son étonnante confidence, sa douloureuse confession :

— Enfant ! Les Martiens sont des hommes supérieurs… Ils n’ont rien conservé de nos faiblesses, de nos erreurs. Mais à quel prix! Ils ne naissent pas dans leur monde nouveau ; non, ils s’y continuent ; ils y revêtent leur ancienne forme, épurée des organes vils ou damnables. Pas de naissance, vous saisissez par induction, donc, pas d’amour ! Pas même de sexe… Tous pareils, épurés dans leur chair, affinés dans leur âme ; la loi est logique, car supprimer l’amour, c’est aussi supprimer la luxure, la débauche, l’envie, la jalousie, la haine, les plus féroces passions dont les hommes sont travaillés. La femme est assurément, parmi nous, le plus grand engin de discorde, la meilleure cause de nos inimitiés. Pour un but noble que l’amour propose, de combien de crimes dispose-t-il journellement ? Quelle part, la pensée, malgré les fausses rhétoriques des poètes, a-t-elle dans l’amour ? Bien petite, en vérité ! L’amour, c’est l’œuvre de chair, uniquement. Les civilisations l’ont travestie, enjolivée ou enlaidie ; mais, malgré les formules et les gloses, elle reste elle-même, c’est-à-dire l’impulsion d’un instinct animal, la certitude brutale de la conception, de la création, la sauvegarde des races, pour la continuation de l’espèce misérable, Et voici pourquoi, dans la planète supérieure, l’amour n’existe plus, pas plus que la reproduction. Là-haut, il n’y a que des sages ; l’esprit domine, le corps n’est rien qu’une apparence nécessaire à l’individualité.

Gallas Merrick fit encore une pause ; j’en profitai pour dire :

— Eh bien ! maître, qu’y a-t-il de fâcheux à cela ? Vous le dites vous-même, il y a plus à blâmer qu’à louer dans l’amour et la femme. Toutes nos fureurs, ou du moins la plupart, naissent de ce besoin bestial. Tant mieux s’il ne doit pas survivre à la terre, si telle est la garantie d’une existence épurée. Pour ma part, j’y adhère avec joie.

Le vieux savant se dressa sur ses genoux tremblants. Et voici que, d’une voix tremblante, il s’écriait, en m’accablant :

— Sot ! sot incompréhensif ! Mais, moi, je suis volé ! J’avais sacrifié ma vie terrestre à la science amère, avec cette restriction mentale que je serais dédommagé, et largement, plus tard, plus haut. J’avais placé dans l’avenir mon repos et ma félicité. Ah ! tu fais bon marché des plaisirs de la terre, toi qui t’en es saturé jusqu’au dégoût, jusqu’au mépris ! Mais moi, moi encore ! L’amour est pervers, les femmes sont perverses, c’est vrai, je te le concède! Mais l’amour est doux, vivifiant aussi! Les femmes aussi sont radieuses; je ne les connais que de loin, ces magiciennes damnées, mais assez pour savoir que leurs yeux sont pareils à mes chères étoiles ; que leur bouche est la fleur de l’Eden parfumé ; que leurs bras souples et frais détiennent le secret des étreintes, comme leurs mains blanches et fines le mystère des caresses. Et je n’ai rien goûté de ces voluptés-là ! Et j’apprends que désormais je n’y dois plus compter! J’ai soixante-dix ans, tout est irréparable ! Oui, trois fois oui.

Je changerais ma science contre la jeunesse d’un tâcheron, la découverte des habitants de Mars contre le murmure d’une maîtresse ardente, un beau soir de l’été. Que me fait la sagesse ! Je n’aurai pas vécu, et d’ailleurs la sagesse, c’est de savoir goûter sa part de joie intime dans la succession des existences quelconques, la durée de l’heure, à travers les mondes parcourus. Or, j’ai manqué mon bonheur sur la terre ; j’ai laissé sécher ma sève dans mes branches stériles… Mon passade ici-bas n’aura été que duperie, mensonge, monstruosité ! Et c’est pourquoi je pleure devant toi, je pleure du regret de ma virginité ; pourquoi je me frappe la poitrine, avouant avoir marché en dehors de la vraie route, créature stupide, hallucinée d’orgueil, oubliant ses vrais fins et sa seule raison d’être. Je n’ai pas été un homme, mais un fantôme : je n’ai pas aimé !

Et ce merveilleux savant, qui venait de découvrir un monde, pleurait à grands sanglots d’avoir passé sur terre ignorant du baiser !

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Maurice Montégut, « Autre planète » in Le Journal, 5 octobre 1899

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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