L’An 2075
Velut Aegri Somnia (Citation d’Horace : « Comme les rêves d’un malade »).
I
En deux mille soixante et quinze, deux cent cinquante ans juste après l’heure où cette révélation m’avait été faite, le continent d’Europe n’existait plus. Alors un sage vint de l’extrémité des contrées orientales, sillonner sous de blanches voiles le jeune Océan qui grondait encore avec orgueil sur le sol des vastes empires qu’il tenait abîmés. Le vaisseau qui portait Abein-El-Razy, s’arrêta non loin des lieux où fut une des plus fameuses métropoles du monde enseveli ; il jeta l’ancre à l’entrée d’une baie que dessinaient deux petites îles, en se réunissant presque par leur pointe septentrionale. Ces îles, de pareille configuration et d’égale étendue, étaient nées depuis cinquante ans environ par l’effet d’un volcan sous-marin, et leur sol était formé de débris devenus pour les générations de la nouvelle Atlantide l’objet des spéculations les plus curieuses. L’un des plus vénérables habitants des îles jumelles, car ainsi les nommait-on, fit au sage Abein-El-Razy le récit qu’on va lire.
II.
Il y a un peu plus de deux siècles que les vieilles nations de l’Occident qui dorment là sous ces ondes, avaient été troublées par d’effrayantes révolutions. L’anarchie sanglante avait déchiré le bandeau des rois et remplacé par des échafauds des trônes avilis et des autels profanés. Puis la force inexorable et despotique assise sur les débris mêlés des échafauds et des trônes, s’était fait adorer dans la personne d’un conquérant fameux.
Nous retrouvons tous les jours, dans les décombres qui forment la base de notre île, le nom de ce terrible et malheureux grand homme. Ce nom était empreint partout ; et ni l’invasion vengeresse des barbares, ni le déluge qui a submergé l’Europe, n’ont pu l’abolir. Les volcans nous ont rejeté du sein des mers pour l’étonnement et l’instruction des peuples nouveaux. Il avait retenti dans les contrées les plus lointaines, et je n’ai pas besoin de te dire combien son sceptre fut loué, son règne rapide et sa fin déplorable. Il mourut sur un rocher isolé, où l’avait jeté le ressentiment des potentats humiliés par ses triomphes. Il mourut privé de ceux qu’il aimait, sans avoir vieilli, en reconnaissant que la vie était une malédiction.
III.
Les peuples délivrés de lui crièrent liberté.
Liberté, répondirent les princes ; mais dupes du sentiment d’aise qu’on éprouve en quittant ses fers, princes et sujets ne furent pas longtemps d’accord. Accoutumés au spectacle d’une tyrannie majestueuse, les peuples s’indignèrent contre l’arrogance des rois affranchis, qui prétendaient dominer de plus haut que le grand homme vaincu et puni par le sort ceux que l’habitude des temps passés avait familiarisés avec la science du renversement et de la destruction, séduisirent de jeunes hommes qui avaient un cœur intrépide et portaient l’épée. On conspira maintes fois mais tous ces complots furent sans prudence et sans force. Le sang d’un nombre d’infortunés rougit les places publiques, puis le lendemain il n’en fut plus parlé, et l’on dansa sur les sépultures de ceux que le jour du supplice on nommait Les Martyrs de la Patrie, car alors on oubliait tout avec une rapidité merveilleuse, et les hommes dans la prodigieuse mobilité de leurs idées et de leurs apostasies semblaient de misérables insensés.
IV.
Cependant les rois, pour dompter cet esprit d’indépendance et de rébellion qui fermentait sourdement, avaient cimenté leur alliance et environné le trône de chacun de la force de tous ; à la tête de ses pareils, et le premier dans ce pacte, figurait le puissant monarque du Nord. Ce souverain d’innombrables tribus à demi policées, régnait sur de vastes contrées qui ont survécu à la grande catastrophe, mais dont l’Éternel a rendu les sauvages habitants à la vie errante et à la dispersion la plus malheureuse. De la Vistule au Jénisel, et des cimes altaïques aux extrémités des monts Ourals, il n’y a plus de villes maintenant et pas trente mille hommes qui puissent bander l’arc ou manier la lance. Les dévastateurs du monde ont partagé le sort de nos infortunés ancêtres ; l’Éternel a brisé ceux dont il s’était servi.
V.
Les peuples durement refrénés par cette alliance des rois s’accoutumèrent au joug et se rirent de ce qu’il y avait de meilleur en eux comme d’une absurde folie. Chaque jour emportait un lambeau du pacte qu’ils avaient fait avec le trône, et témoins indifférents de cette ruine des libertés publiques, ils se disaient : nous avons usé la puissance de la parole et de l’épée, mais tout est vain contre une domination établie sur de si vastes bases et si fortement combinée. Il n’est plus qu’un moyen : c’est d’étouffer le pouvoir dans les ombragements de l’industrie ; nous avons déjà beaucoup d’or, par elle, nous en aurons davantage, et nous soumettrons à notre joug la royauté qui nous asservit. Il faut beaucoup d’or à la royauté ; laissons ses besoins s’augmenter avec ses aveuglements. Faisons-nous les ministres complaisants du despotisme constitutionnel. Il est insatiable, il se repaît du sang et des chairs du peuple, plus avidement que tout autre ; c’est Polyphème couronné : mais il n’a qu’un œil comme Polyphème, et bientôt nous enfoncerons un épieu embrasé dans l’œil unique du géant, et nous jetterons son cadavre sous les pieds de la République.
VI.
La multitude applaudissait à ce discours des faux sages qui s’y nommaient économistes, tourmentaient la matière en tous sens et produisaient de jour en jour d’infinies inutilités. Cette activité maladive d’une fièvre incurable qui travaillait la société humaine, était prise pour un symptôme de régénération, et l’on s’étonnait d’avance devant les conquêtes que l’avenir réservait au génie industriel. Il est vrai qu’alors le rustique laboureur pouvait se vêtir d’une étoffe aussi splendide que l’aisé citadin, et boire les liqueurs délétères dans des vases d’une forme élégante, à la lueur du gaz reflétée par l’éclat des cristaux. Le luxe dévorant n’était plus, grâce aux progrès de l’industrie, le mal et le châtiment de la classe la plus élevée : il était le poison de toutes les classes, et dans tous les rangs les hommes jouissaient d’une pleine liberté de s’énerver et de se détruire. La liberté du suicide n’avait jamais existé à ce point car les gouvernement entretenaient avec une prédilection inconcevable toutes les routes qui mènent la malheureuse humanité à sa dissolution. Quelques observateurs de la nature remarquaient en silence que l’espèce s’affaiblissait partout, et que les bienfaits si vantés de l’industrie dominaient en tous lieux, par égales proportions, l’énergie morale et la vigueur musculaire, ces deux colonnes de l’humaine félicité.
Alphonse Rabbe, « L’An 2075 », in Oeuvres posthumes d’Alphonse Rabbe précédées d’une pièce de vers, par Victor Hugo et d’une notice biographique. Publié par le neveu de l’auteur. Librairie De Dumont, Paris, 1836.
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