L’An deux mille
En l’An deux mille, il n’y aura plus ni agriculture,
ni patrie, ni laboureur, ni viande, ni pain, ni vin
Chacun emportera, pour se nourrir, son petit morceau
de fécule, sa petite tablette de matière azotée.
Discours de M. Berthelot — déjà publié sur ArchéoSF, ici
Voici l’ère de la chimie,
Qu’annonça monsieur Berthelot.
Le vieux soleil, un peu pâlot,
Sourit à la plaine endormie.
Ne cherchez pas le laboureur :
Il est mort avec le vieux monde ;
Ne parlez plus de moisson blonde.
Taisez-vous : c’était une erreur !
Une erreur des temps ridicules
Où les pâtres, rois des coteaux,
Faisaient, avec leurs grands manteaux,
Des gestes sur les crépuscules.
Ne donnez pas un regret vain
À l’époque, impie et gourmande,
Dont l’idéal était la viande,
Dont l’ivresse sortait du vin.
Dindons, chapons, poulets, poulettes,
Arrière ! Et toi, qu’ils ont farci,
Cochon, reprends tes pieds, voici
L’ère admirable des houlettes.
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Ces messieurs mangent ? Du charbon.
On fait violence à l’acide,
Et le carbone se décide
À pénétrer dans un bonbon.
Des dents ? Et pourquoi ? Ça nous gêne
Hier, nous avons enfermé
En un granule parfumé
Et l’hydrogène et l’oxygène.
Vers l’inexploré, vers l’ailleurs
La race humaine est emportée.
On vit de matière azotée
Dans les états supérieurs !
En proie à l’éternelle crampe,
Privé du beefteack attendu,
L’estomac, chez l’individu,
Souffre, se révolte… et décampe.
L’homme gnome, sylphe, lutin,
Djinn, époux de la libellule,
Absorbe le miel en pilule.
Quelle aubaine pour l’intestin !
Es-tu la femelle ou le mâle ?
Ni froid ? Ni chaud ? Ni soif ? Ni faim ?
— Ah nous prenons le fin du fin
À dose infinitésimale.
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An deux mille, vous m’embêtez !
Je reste fidèle à ma soupe,
Et mes lèvres vont à la coupe
Où le grand vin met ses clartés.
An deux mille, vous m’embêtez !
Les dindons sont beaux devant l’âtre,
Et moi, j’exalte, avec le paire,
Le bon pain bis, les gros paies,
Nos appétits et nos gaîtés.
An deux mille, vous m’embêtez !
Paul Harel, « L’An deux mille », in Les Voix de la glèbe, Éditions A. Lemerre, 1895, p 88-91
Image : Berthelot dans son laboratoire de Meudon (1902)