Le Conte futur, Paul Adam (1893) — Partie 1

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I

 

Philippe pressentit dans les lettres de son oncle le dessein d’unir Philomène au commandant de Chaclos. L’angoisse extrême qui le prit alors au cœur l’étonna d’abord. Sa cousine comptait cinq ans de plus que lui. En outre, elle avait un caractère grave, et elle agréerait certes mal les turbulences du cornette aux Guides qu’il était.

Mais, à l’encontre de ces raisonnements et à mesure que le colonel, par sa correspondance, dissipait l’espoir d’une négation, Philippe apprit à connaître la douleur. L’image de la jeune fille veilla sans pitié sur la torture de son esprit amoureux.

Maintenant, le voici sans force, étendu contre les coussins du wagon. Avec hébétude, il suit les maigres allures du commandant attentif aux cent petits cartons rapportés de la capitale, et qui renferment les cadeaux de corbeille. Comment ne s’aperçoivent-ils pas de son désespoir, ni cet homme, ni le colonel ? Comment ne le virent-ils pas blêmir, lorsqu’ils entrèrent au mess des Guides en brandissant la permission obtenue de son général « pour assister à un mariage dans la famille ? »

Ils ne remarquent rien, ni l’atroce crispation du sourire par lequel il répond à leurs phrases joyeuses, ni la sueur qui glace ses tempes, le cuir de son bonnet de police.

Le colonel commence même à dormir en paix.

Aux portières le paysage déroulé lui précise dans le souvenir les heures de ce même voyage fait naguère avec elle. Son oncle était venu le chercher à l’École militaire après les examens de sortie, et, durant ce voyage, elle lui était apparue ainsi qu’une âme extraordinaire, instruite en toutes les sciences et portant sur le monde des jugements inattendus.

— Oui, répond le commandant, des jugements inattendus. Elle a tout étudié, n’est-ce pas, recluse dans ce fort où l’attache la situation de son père… Il n’y a plus un mur, chez elle, qui ne soit tapissé de livres…

— Voici le centre de notre patrie, mon commandant, vous l’a-t-elle appris… ici même, où le sol ferrugineux se révèle par cette pente soudaine surgie devant les bâtisses plates des fabriques…

— Le cœur de notre république du Nord ? Voyez, comme il monte, ce sol, vers le pâle firmament de brumes. Il recouvre, peu à peu, sur l’horizon les tours fumantes des distilleries et des forges.

— Elle vous a confié son amour pour les pauvres ?

— Elle a un extraordinaire amour pour les pauvres.

— Ici, disait-elle, sur la hauteur, le pâtre vit plus heureux parce que la masse des terres abat le son des cloches industrielles, l’appel à la souffrance quotidienne des troupeaux ouvriers…

— C’est une âme élue, Philippe, une âme élue… Pourrai-je lui valoir assez de bonheur ?

Ils s’examinèrent ; ils écoutèrent leur silence.

— Le plateau ! dit le commandant.

Là, le sol semblait avoir bondi tout à coup hors des plaines brunes de labour, et avoir entraîné dans ce saut des falaises de craie, d’inaccessibles roches, des touffes de sapins et de bouleaux, des pans de prairie, un bois entier de hêtres, même quelques villages blottis dans des cavités pleines de fougères et d’yeuses.

— Avez-vous connu sa mère ?

— Non, mon commandant, je n’ai pas connu sa mère. Elle est morte si jeune !

— … Philomène lui ressemble d’âme. Sa mère contemplait toujours son idée de Dieu ; elle contemple aussi la douleur du monde…

— Le Christ, le même Christ sous ses deux formes…

— Des mystiques !… Tenez, voici le plateau qui s’étale par dessus le pays… La terre est rouge de matières ferrugineuses…

— Ah ! ah !… Le fer ne fait-il pas couler le sang, tout rouge…

— N’empêche ! La terre est si rouge que les gens, à force d’y peiner, en ont pris la couleur…

— Oh ! je comprends… Elle vous l’a dit aussi, cette chose ; qu’ici les petits enfants portent déjà sur leur corps rouge le blason du métal dispensateur de leur existence.

— Philippe, pourquoi cette amertume dans votre voix ?

— Pour rien, commandant… pour rien… Nous arrivons à la contrée des Hauts-Fourneaux, et des corons pleins de peuple, et des donjons flamboyants.

— Regardez ; cela forme un grand cercle étendu selon un périmètre fixe.

— Sous les canons de la cité octogone dont voici, à ras de terre, les remparts.

— Il faut de la prudence, Philippe, avec ce peuple de pauvres ; car il lui arrive de s’exaspérer.

— Descendons-nous ? Nous nous promènerons devant les petites maisons si closes, où habitent les familles des magistrats, des percepteurs, des fonctionnaires… que sais-je ?…

— Réveillez-vous, colonel… Quarante minutes d’arrêt pour la douane… Nous allons nous dégourdir les jambes…

— Hé quoi ! fit le colonel… Sommes-nous à la frontière ?

— Peu s’en faut… vous le savez bien : voici la dernière station avant le Fort.

— Diable… Tenez : à gauche, la maison en briques rouges… où l’on aperçoit des primevères dans le petit parterre, hein ?… C’est la demeure du bourreau…

— Ah ! ah !… la demeure du bourreau… Il y a beaucoup d’assassins parce qu’on mange peu.

— Et puis le peuple manque de distractions…

« Au fait, pense Philippe, si rien n’altère les traits de ma face, ni ne décèle ma douleur à leurs yeux, c’est que je m’exagère ma souffrance… Il faut croire que le malheur ne m’accable pas… Pourtant il y a comme des cailloux sur ma poitrine quand elle se soulève pour le jeu de respirer… »

Ils vont donc en promenade.

Au pinacle de la cathédrale rococo, le symbole divin du supplice, la croix de fer, impose son signe sur des rues étroites et dures où circule la vie de la cité. Elles mènent du beffroi roidi dans ses dentelles de pierre aux casernes et aux lupanars, à un théâtre d’architecture attique, à un palais de justice Louis XV, à un hôpital de style Empire, à une prison très vaste et très simple, ornée seulement de quelques capucines entretenues, sur une croisée, par la femme du concierge. Ils rencontrent encore vers la citadelle, des manutentions et des magasins de guerre, des petits soldats imberbes qui, sous leurs longues capotes sanglées, ressemblent à des servantes en cotillons, et des officiers éperonnés, moustachus, ronds comme des œufs, ou bien, fins comme des épis, avec de courtes cravaches à l’aisselle.

Large, bien balayé, éclairé de globes électriques, le boulevard traverse la ville entre des bazars somptueux, qui alternent avec des palais pour Compagnies d’assurances, Sociétés métallurgiques, banques de crédit. Il s’y promène des messieurs évidemment orgueilleux de leurs soucis et des femmes promptes à aimer pour l’avantage de leur bourse ou de leur cœur. Il y court des gaillards chargés de ballots et légèrement ivres. Les étoffes des robes se drapent en harmonie dans les voitures.

Le boulevard conduit hors de la ville, jusqu’à la gare. Après, il devient grand’route et suit, à peu près parallèlement, la direction de la voie ferrée. Les trains franchissent assez vite la région des Hauts-Fourneaux… On passe entre des ruches humaines (briques brûlées, tuiles rouges, ciments)… Le colonel a repris son somme dans le coin de droite…

— Là, mon commandant, là, dit Philippe : les enfants qui grouillent à terre… on dirait un essaim de mouches sur une ordure.

— Oh ! Philippe, pourquoi parler ainsi des enfants ?

— Le linge que lessive cette vieille hideuse dans le baquet… ah ! ah !… il se déchire… Quelle mine désolée !… En vérité, ce linge s’est déchiré jusque dans mon cœur.

— Pourquoi donc parler ainsi ?

— Rirez-vous cependant de cette mère si occupée… À la fois, elle allaite du sein, mouche d’une main, gifle de l’autre, gronde de la bouche, berce du pied et rit de l’œil au facteur qui passe… Ces fillettes qui pleurnichent en épluchant des légumes, en tirant l’eau du puits ; rirez-vous de leur laideur !… Et les adolescentes qui se nouent des rubans sales dans leurs maigres cheveux…

— Philippe, pourquoi lorgnez-vous le monde avec un verre noir ?

— On ne voit pas de vieillards, mon commandant, dans cette cité de pauvres…

— Non… c’est vrai… on n’en voit pas…

— Mais il y a partout de petits cimetières carrés… Un, deux, trois…

— On ne voit pas non plus les adultes… Philippe.

— Ils demeurent apparemment tous dans la flamme féerique qui ronfle parmi les cris du métal, sous les dômes des usines…

— Les estaminets aussi paraissent pleins de feux de pipes…

— La douleur s’endort dans l’abrutissement…

— Elle vous a tout dit aussi à vous, Philippe, Philomène vous a tout dit… et voilà que vous reflétez son âme presque autant que la reflète sa petite sœur Francine…

Le cornette se détourne. Il regarde au carreau du wagon. Le plateau devient une bande bossuée de roches. Des fougères géantes y croissent. Peu à peu, le sol verdit. Les arbustes se pressent. Des treillis de fer gardent les faisans dans les chasses. Tout le long, afin de les empêcher de sortir, des gamins sifflent. L’air un peu vif a rendu violets leurs visages creux. Un garde les surveille.

La forêt va naître. Elle court déjà sur les collines de l’horizon. Cependant, les cris du métal poursuivent la fuite du train.

Quand ils cessent, on a franchi bien des lieues bordées de bouleaux et de frênes, entrevu bien des clairières où s’attardent les hordes de daims.

Et, brusquement, le train débouche des branches. La forêt finit net. L’express glisse sur la crête d’un roc qui plonge à pic dans une vallée profonde, pleine de villages blanchissant la lisière des futaies. De très près à très loin, se courbe un fleuve dont les eaux frisottent entre les arches fréquentes de ses ponts.

Et le roc forme l’éperon du grand plateau rétréci, devenu la pointe défensive de la patrie sur le fleuve frontière. D’ailleurs, les mamelons couvrent les travaux stratégiques du Fort. Des coupoles d’acier s’érigent de la roche. La brique bouche les cavernes. D’arbre en arbre, des fils électriques courent. Par des poternes, les soldats émergent des souterrains. Les ravins sont des cours de caserne où les artilleurs se chamaillent avec des lazzis qui montent d’échos en échos.

Au bout du roc, il y a un jardin devant une maison blanche, un jet d’eau irisé au-dessus d’une vasque, les filles du colonel-gouverneur parées de robes à pois et qui comptent les primevères nées du matin dans la pelouse.

— Bonjour, Philippe… disent-elle, et plus bas : Nous avons senti votre douleur qui s’approchait…

*

*       *

La suite au prochain épisode…

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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