Georges Renard — Notre époque vue de l’an 3000, (1921)

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Georges Renard (1847 – 1930)
Notre époque vue de l’an 3000
in Revue Demain n° 88, 9ème année,
janvier – février – mars 1921, p 4-6

 

Vers l’an 3000, quelque historien chinois ou hindou, s’occu­pant à étudier notre époque, pourra écrire à peu près ceci :

« En ce temps-là, l’Europe était encore à demi sauvage. Elle était divisée, et le reste du monde avec elle, en barbares et en civilisés.

« Les barbares avaient trouvé moyen de déshonorer la guerre, en la rendant atroce, et de déshonorer la science, en la rendant complice de cette atrocité. Non seulement ils avaient imaginé des engins monstrueux pour déchiqueter et empoisonner leurs adversaires, mais ils affamaient leurs pri­sonniers, torturaient les femmes, mutilaient les enfants, noyaient des passagers inoffensifs, déportaient et réduisaient en esclavage les vieillards et les adolescents qu’ils rencon­traient sur leur route ; ils incendiaient les villes, rasaient les villages, pillaient les maisons, coupaient les arbres fruitiers, contaminaient les puits, s’acharnaient au meurtre des cathé­drales et des plus beaux monuments du passé, avec une telle furie que tous les autres peuples du globe avaient dû prendre les armes pour mettre fin à ces férocités de brutes.

« Les civilisés avaient plus de respect pour la vie et les droits de leurs semblables, plus de pitié pour la souffrance humaine. Mais que de lacunes encore dans leur civilisation ! Croirait-on qu’ils prenaient plaisir à voir des hommes se battre à coups de poing, s’écraser le nez, se casser les dents, se défoncer la poitrine ? Et ce n’était rien, comparé à la façon dont ils traitaient les animaux, nos frères inférieurs !

« Une nation, qui se disait chrétienne, n’aimait rien tant que les spectacles sanglants où des taureaux, rendus savam­ment furieux, éventraient de malheureux chevaux avant d’agoniser eux-mêmes devant une foule hurlante. Une autre s’amusait à des combats de coqs, à crever les yeux de pauvres petits pinsons sous prétexte de les faire mieux chanter. Et c’étaient des médecins, institués pour lutter contre la douleur, qui donnaient des leçons de cruauté en martyrisant pour leurs expériences des bêtes sans défense celles que chiens, singes, lapins, cobayes.

« Le pis, c’est que ces prétendus civilisés n’avaient plus pour excuse de croire, comme certains de leurs philosophes, que les animaux sont de pures machines, des automates insensibles. Non, ils savaient que ces êtres de chair et de sang souffrent comme nous. Ils arboraient, paraît-il, de beaux écriteaux où on lisait en grosses lettres : — Soyez bons pour les animaux ! — Et une Société, qui s’était donné la mission de les protéger, faisait en leur faveur de pathétiques discours.

« J’ai découvert dans un fouillis de vieilles paperasses un écrit qu’un docteur français E.-G. Sée — en avance sur son temps et sur ses confrères — publia dans un recueil qui s’appelait La Revue et qui est daté de novembre 1918 (ancien style). S’il faut en croire l’auteur, les gens d’alors étaient d’une sottise qui égalait leur cruauté.

« Ils n’avaient pas assez de blé, d’orge, d’avoine, de fruits, et dans certaines régions ils avaient massacré les petits oiseaux, mangeurs d’insectes et alliés précieux du cultivateur.

« Ils n’avaient pas assez de chevaux pour la guerre et pour le labour, et ils les laissaient périr par milliers, dès que ceux-ci étaient blessés ; ils les accablaient de coups de fouet et de coups de pied et s’autorisaient d’un antique proverbe disant que Paris était le paradis des femmes et l’enfer des chevaux.

« Ils n’avaient pas assez de viande, se plaignaient que la vie fût trop chère, et dans les wagons (c’était le temps des che­mins de fer) qui devaient leur amener vivants veaux et bœufs, moutons, porcs et chevaux, ils les laissaient, faute de soins, mourir en route de faim et de soif, de chaleur ou de froid, suivant la saison. Ils perdaient ainsi de grosses sommes ; ils mangeaient ensuite la chair avariée et s’étonnaient des mala­dies vengeresses qui les atteignaient. Les convois de bestiaux mettaient parfois six jours pour un trajet de 40 kilomètres, et il y avait un ministre préposé aux transports, un autre ministre chargé du ravitaillement !

« En vérité l’on ne devait pas être fier d’être homme, à cette époque-là. Mais il ne faut pas s’étonner de  cet esprit arriéré, dont on ne sait s’il faut rire ou pleurer. Pensez que les Européens d’alors, en passant un fleuve ou une montagne servant de frontière, devaient changer de langue, de mon­naie, de, mesures, et qu’il existait côte à côte dans leurs sociétés des hommes voués pour toute leur vie à peiner sous terre et d’autres humains qui avaient le privilège de ne rien faire de leurs dix doigts.

« Félicitons-nous, mes chers contemporains, de vivre dans un temps où sans doute la douleur et la mort, qui sont la condition de la vie, n’ont pas disparu, mais où du moins l’on a supprimé la souffrance inutile et injuste pour les hommes et pour leurs innocents compagnons de travail. »

 

Source image : Gallica

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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