Jules Verne le précurseur

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Tous les dimanches, dans les colonnes d’ArchéoSF, le fameux journaliste Jean Lecoq prend la plume dans la rubrique L’œil de Lecoq !

Combien sont-ils, dans l’histoire de la littérature, ceux qui créèrent un genre, exploitèrent un filon qu’ils avaient découvert, et que nul n’avait exploité, dont nul, même, n’avait soupçonné l’existence avant eux ?… Combien sont-ils ? Comptez-les.
Jules Verne, dont on va célébrer le centenaire, est incontestablement un des plus originaux parmi ces créateurs. Nos abstracteurs de quintessence, nos coupeurs de cheveux en quatre, nos précieux faiseurs de phrases peuvent lui reprocher son dédain du style et son mépris de la psychologie, peu importe ! Il vivra plus longtemps qu’eux. Il vivra parce qu’il a ouvert des voix nouvelles à l’imagination humaine.
On a voulu lui trouver des précurseurs : Cyrano, par exemple, ou Swift… Quelle erreur ! Cyrano est un pur fantaisiste ; Swift, un pamphlétaire. Ni l’un ni l’autre ne se souvient de donner à ses récits la moindre apparence de vérité. Jules Verne, lui, est un romancier qui s’appuie sur l’état de la science à son époque pour composer des histoires qui sont, suivant l’expression aujourd’hui consacrée des « anticipations » mais des « anticipations » de la plus parfaite vraisemblance — si vraisemblables, d’ailleurs, que leur auteur, avant de mourir, les a vues presque toutes, non point seulement réalisées, mais dépassées par les progrès de la science.
Jules Verne est né à Nantes le 8 février 1828. Son père exerçait, dans cette ville, la profession d’avoué. Sans doute souhaitait-il voir son fils lui succéder dans son étude, car il l’envoya faire son droit à Paris. Mais le jeune homme montra tout de suite beaucoup plus de goût pour les lettres et pour le théâtre que pour le Code.
Il s’était lié avec Alexandre Dumas fils. Celui-ci lui fit recevoir au Théâtre Historique, qu’avait fondé Dumas père, un acte en vers, les Pailles rompues, qui eut quelque succès.
En collaboration avec Michel Carré, Jules Verne écrivit ensuite quelques livres d’opéra-comique, puis il fit jouer au Vaudeville une pièce en trois actes : Onze jours de siège, qu’il avait faire avec Charles Wallut.
Il fut également secrétaire d’Émile Perrin, qui dirigeait alors l’Opéra-Comique et le Théâtre Lyrique. Mais tout cela n’apportait pas la fortune au jeune acteur dramatique : et son père, l’avoué nantais, mécontent de lui voir négliger la carrière du droit, lui avait coupé les vivres.
C’est alors que Jules Verne, pour gagner sa vie, entra chez un agent de change. Mais sa vraie vocation était encore moins à la Bourse qu’au théâtre. La réussite d’un roman qu’il avait écrit pour le Magasin d’Éducation de la librairie Hetzel la lui indiqua enfin. Notre auteur avait alors bien près de trente-cinq ans.
Ce roman s’appelait Cinq semaines en ballon. C’est le premier de la série des Voyages Extraordinaires. Jules Verne, en l’écrivant, avait eu l’intuition que cette œuvre allait le classer comme un novateur et lui ouvrir, très large, la route du succès.
— Mes amis, avait-il dit un jour à ses camarades de la Bourse, je crois que je vais vous quitter. J’ai eu l’idée que, selon Girardin, doit avoir tout homme pour faire fortune. Je viens de terminer un roman d’une forme nouvelle, une idée à moi. S’il réussit, ce sera, j’en suis certain, un filon ouvert. Alors, je continuerai, et je ferai des romans tandis que vous achèterez des primes. J’ai quelque idée que c’est moi qui gagnerai le plus d’argent…
Les camarades, à ce discours, se mirent à rire.
— Riez, riez ! leur dit Jules Verne, nous verrons qui rira le plus longtemps.
Quelques semaines plus tard, le volume paraissait. On se l’arrachait. C’était enfin un livre pour la jeunesse, un livre qui l’instruisait en flattant ses goûts d’aventures.
— Continuez, dit l’éditeur à Jules Verne.
Et celui-ci continua. Comme il l’avait prévu, c’était un filon ouvert, et qui n’était pas près d’être épuisé. L’auteur, passionné déjà pour tous les problèmes des sciences physiques et naturelles, se mit à suivre les progrès avec le plus vif intérêt. Doué d’un esprit clair, merveilleusement apte à la vulgarisation, il tira de ses progrès les déductions logiques et pratiques qui l’amenèrent à écrire des livres qui, pendant trente ans, entraînèrent, subjuguèrent la jeunesse par ce sens prodigieux des réalisations que l’auteur y manifestait.
Chaque année, Jules Verne produisait deux, quelquefois trois romans. Ses jeunes lecteurs les attendaient avec une impatience fébrile. Des générations entières ont vécu la vie de Philéas Fogg. Les progrès scientifiques, si nombreux pendant le dernier quart du XIXe siècle, les explorations apportaient sans cesse à Jules Verne des inspirations nouvelles. Et les romans succédaient aux romans, et les succès aux succès.
Citons quelques-uns de ces titres prestigieux : ils réveilleront chez les quinquagénaires d’aujourd’hui les meilleurs souvenirs de jeunesse. Ce sont après Cinq semaines en ballon, L’île mystérieuse, Le Voyage au Centre de la Terre, De la Terre à la Lune, Autour de la Lune, Les Enfants du capitaine Grant, Vingt mille lieues sous les mers, Une Ville flottante, Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique centrale, Le Pays des Fourrures, Maître Zacharius, Mathias Sandorff, L’École des Robinsons, Le Docteur Ox, Kéraban-le-Têtu, Les Cinq cents millions de la Bégun, où l’étonnant visionnaire que fut Jules Verne avait en quelque sorte prévu le fameux canon kolossal avec lequel les Allemands bombardèrent Paris en 1918.
J’en ai passé — et des meilleurs. Chacun de ses romans ne visait pas seulement à distraire la jeunesse. L’auteur y vulgarisait quelque problème de la science, en développait les conséquences logiques et fatales, au milieu d’une intrigue, passionnante toujours et qui tenait le lecteur en haleine.
À qui s’émerveillait des ressources inépuisables de son esprit inventif, Jules Verne disait : « Quoi que j’invente, quoi que je fasse, je serai toujours au-dessous de la vérité. Il viendra toujours un moment où les créations de la science dépasseront celles de l’imagination. »
Mais combien aussi ces fantaisies de l’imagination d’un romancier ont-elles servi les intérêts de la science ! Sans les livres de Jules Verne, que de questions scientifiques, aujourd’hui familières à la masse, lui seraient demeurées fermées ! De même que d’innombrables lecteurs de Dumas père n’ont appris l’histoire de France que dans ses romans, de même une foule de jeunes Français se sont familiarisés avec les problèmes de la géographie, de la physique et avec maintes questions touchant l’avenir de la science, en lisant les livres de Jules Verne.
Parmi tous ces romans qui furent autant de succès, il faut en signaler quelques-uns qui connurent des destinées exceptionnelles.
En 1872, Jules Verne fit paraître en feuilleton dans le journal le Temps, le Tour du monde en 80 jours. Dès que cette publication fut terminée, Édouard Cadol, son ami, vint le trouver et lui proposa de tirer une pièce du roman.
Bien que Jules Verne ait débuté, comme nous l’avons vu plus haut, en écrivant quelques pièces et livrets d’opéra, le théâtre ne songeait qu’à exploiter ce merveilleux filon du roman scientifique qu’il avait découvert.
— Fais la pièce tout seul, répondit-il à Cadol, je t’y autorise bien volontiers.
Cadol s’y essaya, mais ne put réussir à mettre la pièce sur pied. C’est alors que Larochelle, directeur de la Porte-Saint-Martin, songea à d’Ennery, le plus habile homme de théâtre de l’époque.
Le 8 novembre 1874, le Tour du Monde en 80 jours, adapté par d’Ennery et monté superbement, paraissait sur la scène de la Porte-Saint-Martin.
Un genre inédit jusqu’alors au théâtre se révélait avec cette pièce nouvelle : le merveilleux de la féerie cédait le pas à un merveilleux nouveau, dont les notions les plus récentes de la science faisaient les frais. Pour la première fois, sur une scène, on exploitait le désir de savoir, la curiosité scientifique de la foule. L’épreuve réussit à souhait.
Pourtant, Jules Verne doutait :
— Est-ce un succès ? demandait-il à Larochelle le soir de la première.
— Un succès ?… répondait le directeur en se frottant les mains, non, mon cher, ce n’est pas un succès, c’est bien mieux que cela : c’est une fortune.
C’était une fortune, en effet. La pièce fut jouée quatre cents fois de suite.
Depuis lors, le Tour du Monde en 80 jours a quitté le théâtre de ses premiers succès pour émigrer au Châtelet : après plus d’un demi-siècle, la merveilleuse fortune de cette pièce n’est pas encore épuisée.
Il en fut de même pour le drame tiré d’un autre roman non moins célèbre de Jules Verne : Michel Strogoff. Le livre, paru en 1876, avait eu un grand succès d’édition. La pièce qu’en fit d’Ennery fut jouée en 1886 au Châtelet. Elle rencontra une telle faveur auprès du public et fournit une si longue série de représentations que la seule part des directeurs du théâtre, Duquesnel et Rochard, s’éleva à quatorze cent mille francs.
Jules Verne, quelques années après ces fructueux succès, prit sa retraite dorée à Amiens, pays de sa femme, et vécut là, en bon bourgeois picard, travaillant toujours, suivant avec le même intérêt passionnant l’œuvre de nos explorateurs, leurs recherches, leurs découvertes à travers le monde ainsi que les travaux des savants, et continuant à accumuler la documentation pour les romans futurs.
Il n’était aucun point de la vaste terre qu’il n’eût parcouru par l’imagination. Même le centre du globe, les profondeurs sous-marines, les espaces inter-planétaires n’avaient pas de secrets pour lui. Mais son esprit seul avait couru le monde. C’est alors que ce grand casanier fut pris à son tour de ce goût du voyage que ses œuvres avaient éveillé chez tant de lecteurs juvéniles. Mais il était bien tard pour se livrer aux longs exodes et pour tenter de boucler la boucle terrestre en réduisant le temps de Philéas Fogg. Jules Verne voyageur n’eut point de si hautes ambitions. À bord de son petit yacht, le Saint-Michel, il se contentait de modestes croisières dans la Manche et l’Atlantique ; mais son cerveau faisait le reste ; et dans le grand silence de la mer, le capitaine du Saint-Michel continuait à écrire de beaux livres qui se passaient dans les pays les plus extravagants et qui mettaient au cœur des générations, avec l’amour de la science, la fièvre des belles aventures.

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Jules Verne mourut à Amiens au moins de mars 1905. Quatre ans après, cette ville élevait un monument à sa mémoire, et Jules Claretie, qui présidait la cérémonie, rappelait l’opinion de Joseph Bertrand, le grand mathématicien, de Janssen, l’illustre astronome, qui, tous deux, disaient de Jules Verne : « Il a popularisé la science ».
« Il a fait mieux, ajoutait-il : il a prévu, il a prédit l’avenir. Jules Verne, inventeur du Nautilus et de l’Albatros, fut prophète. »
Proclamons à notre tour que Jules Verne a fait encore quelque chose de plus, quelque chose qui doit assurer à jamais à sa mémoire la reconnaissance nationale. Il a eu sur les aspirations de la jeunesse une influence indéniable. Ses livres ont enflammé les imaginations. Si, depuis un demi-siècle, la race française est devenue moins sédentaire, si elle a accompli l’œuvre coloniale qui fait l’admiration de l’univers ; si elle a produit tant de hardis pionniers de la navigation aérienne et de la navigation sous-marine ; si tant de jeunes Français, en un mot, ont apporté à la conquête du progrès ce sens pratique qui manquait à leurs pères, on peut affirmer que l’influence de Jules Verne n’y fut pas étrangère.
Honorons-le au jour de son centenaire. Son œuvre est de celles qui trempent l’âme tout en charmant l’esprit. Et souhaitons que la jeunesse continue à se passionner en lisant ses livres. Ils sont pour elle autant de leçons d’énergie.

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Jean Lecoq, Le Petit Journal illustré, 29 janvier 1928

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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