[Épisode 1] — Lausanne en 1950 : un véritable voyage dans le temps grâce à la machine de Wells
Categories Les feuilletons d’ArchéoSFUn feuilleton en quatre épisodes, déniché dans La Feuille d’avis de Lausanne d’avril et mai 1918 et signé PIERRE.
Hors de France, la science-fiction a émergé dans des conditions parfois similaires. En Suisse, elle commence avec Emerich de Vattel (1714-1767) qui publie des recueils contenant des textes relevant de la conjecture romanesque rationnelle et Albert von Haller (1708-1777) auteur de trois utopies.
Au XIXe siècle, Rodolphe Toepffer (1799-1846) est un précurseur de la bande dessinée en général et de la BD d’anticipation en particulier, Verniculus propose L’Histoire de la fin du monde ou la comète de 1904 (1882) et deux ans plus tard Édouard Rod publie L’Autopsie du docteur Z***.
Au tournant du XXe siècle, Eugène Pénard publie trois ouvrages qui lui valent le surnom de Jules Verne génevois. Puis vient Noëlle Roger, le plus important auteur de science-fiction ancienne du domaine suisse romand avec neuf ouvrages abordant la plupart des thèmes de la SF.
Exploré par Pierre Versins et Jean-François Thomas, le domaine semble bien balisé. Pourtant certains textes parus uniquement dans la presse échappent au lecteur. ArchéoSF propose un feuilleton signé d’un énigmatique PIERRE (est-ce Monsieur Pierre, un simple prénom ou un pseudonyme ?) proposant en 1918 un Lausanne anticipé. Que sera la capitale du canton de Vaud en 1950 ? Telle est la question que se pose le narrateur qui utilise la machine d’H.G. Wells pour le découvrir.
Contrairement à certains anticipateurs français du XIXe siècle imaginant Paris, PIERRE se livre à des conjectures sociales. Si Théophile Gauthier, Joseph Méry et consorts se font urbanistes, l’auteur suisse se penche sur les évolutions sociales attendues pour les trente prochaines années…
Philippe Éthuin
À lire également :
En 1950. Quatre contes et nouvelles retrouvés dans la presse (éditions Publie.net)
Défricheurs d’imaginaire, une anthologie historique de science-fiction suisse romande, recueillie par Jean-François Thomas, 2009
La SF en Suisse romande. Journal d’un voyage en « Chronomaton », Jean-François Thomas, 1993, étude disponible sur le site Noosfere
I
Il vient de m’arriver une bien intéressante aventure. Je vais, si vous le permettez, vous la conter. Sans doute cela vous distraira-t-il pour quelques instants des angoissantes préoccupations actuelles, comme cela m’en a distrait moi-même.
C’était il y a dix jours. Fatigué, énervé, désireux de repos et de changement, je me demandais ce que je pourrais bien faire pour introduire un peu de nouveauté dans mon existence. Soudain, j’eus une lumineuse inspiration. Je me souvins qu’un de mes amis, qui habite dans la banlieue, pas loin de Montoie, avait été en relation avec le grand romancier américain Wells, et que celui-ci, lors d’un de ses séjours chez nous, lui avait légué sa fameuse « machine à mesurer le temps », celle qu’il a décrite dans son roman, et que, malgré ce qu’il en dit là, il avait réussi à ravoir.
Ladite machine, j’avais eu l’occasion de l’examiner une fois ou deux, sous le hangar où on l’a remisée. Mon ami ne s’en est jamais servi. Je crois qu’elle lui faisait un peu peur. En outre, depuis la formidable randonnée qu’elle fit avec son premier propriétaire jusqu’aux époques fantastiques de la fin du monde, elle n’est plus très sûre, paraît-il, et reste sujette à tomber en panne au milieu d’une course. Vous saisissez, sans que j’insiste, l’embêtement où serait le touriste, si l’arrêt se produisait, par exemple, au moment des grandes invasions du Moyen-Âge, ou pendant une épidémie de peste noire, comme il y en eût tant jadis.
Bref ! Ayant pesé le pour et le contre, je me rendis chez mon ami et lui exposai le but de ma visite, qui était d’obtenir, pour quelques heures, sa machine. Le brave homme commença par refuser net. J’insistai. Alors il mit en avant tous les arguments qu’il put trouver pour me dissuader d’un essai qu’il estimait plein de périls. Je fus inébranlable et éloquent ; le démon rongeur de la curiosité me tenait, et me tenait bien. À la fin, j’emportai le morceau, et obtins même de tenter l’aventure sur l’heure. Mon ami, ému, me pressait de recommandations, des larmes dans la voix, je dus lui promettre de ne rien exagérer, et de ne faire, du moins pour la première fois, qu’un tout petit tour.
Alors, nous sortîmes l’engin de son abri, et ce fut toute une affaire, depuis le temps qu’il était resté inutilisé ! Il fallut enlever la poussière, vérifier les boulons un à un, mettre de l’huile dans les rouages desséchés et qui grinçaient. Quand tout fut prêt et que mon ami m’eut expliqué ce qu’il savait du mécanisme, nous plaçâmes la manette d’arrêt sur le chiffre 1950. J’aurais voulu davantage, mais dus me soumettre ; je voyais le moment où mon compagnon retirerait absolument la permission que j’avais eu tant de peine à obtenir. Après une solide soignée de main, que mon impatience abrégea, je montai sur le siège, assujettis ma casquette sur ma tête, et donnai le signal de la mise en marche.
Ah ! bonnes gens, quelle secouée ! Mon ami, qui dirigeait la manœuvre suprême, pesa sur un levier. Aussitôt, un bourdonnement s’éleva, faible d’abord, qui augmenta, devint presque terrifiant et m’emplit les oreilles. J’eus juste le temps de me cramponner au guidon et de jeter autour de moi un dernier coup d’œil circulaire. Par un beau soleil de premier printemps, mes regards embrassèrent encore une fois ― qui pouvait, qui sait être la dernière ― les grands acacias de Vidy, le petit monticule Davel, Ia maison, dans des prairies vertes, et la ligne des Alpes, tout au fond, à ma droite. Puis… je ne vis plus rien. Il me sembla tomber dans une sorte de léthargie, et qu’une force inconnue et maligne en profitait pour me secouer comme un prunier ! Mes oreilles étaient pleines d’un « teuf, teuf » assourdissant ; tout mon corps tremblait ; je crus que j’allais tomber. Peut-être me suis-je évanoui ; je ne sais.
Tout à coup, un courant d’air frais me caressa le front ; je m’éveillai, si tant est que j’eusse dormi. Plus aucun bruit. J’étais sur ma machine, tremblant encore un peu, les membres lourds, à la place même d’où j’étais parti. Mon ami avait disparu. Sa maison, à trente mètres, était là, intacte, mais portes et volets clos, et comme inhabitée. À quelques pas, la route de Morges étalait son ruban grisâtre. Tiens ! On l’avait garnie de rails, pendant mon sommeil. De fait, un tram y passait justement, se dirigeant vers Lausanne. Je descendis de mon siège, titubant un peu. Au loin, un second tram suivait le premier. Déjà ! A tout hasard, je résolus d’y prendre place ; aussi bien, j’étais courbaturé comme après une longue marche. Et, tout à coup, je réalisai la situation. Dame, bien sûr ! J’étais en 1950, à moins que ma machine n’eût commis quelque bévue. Chic ! J’allais voir du nouveau. La suite des événements ? Tant pis pour la suite des événements ; ça s’arrangerait toujours. Pour l’instant, il s’agissait d’ouvrir l’œil, et le bon, de profiter de mon équipée, dût-elle me coûter cher par la suite. Car, il faut que je l’avoue en passant, je n’étais pas absolument certain de mon voyage de retour, malgré toutes les instructions que j’avais reçues, et bien que l’aller se fût fait sans encombre.
Le tram s’arrêta. J’y sautai. « St-François », dis-je au wattman, en tendant cent sous, à tout hasard. Il me rendit quatre francs. « Allons, me dis-je, ça n’a pas baissé, depuis mon temps ! » Sur quoi, je me mis en devoir de ne rien perdre de ce qui pourrait me passer sous les yeux. Nous arrivions à Cour. Guère de changements, me parut-il au premier abord. Si, cependant. Beaucoup plus de constructions, plus régulières, plus semblables les unes aux autres, très hautes toutes, et extrêmement fleuries. Au mois de mars ? Non, certainement, ce n’était pas le mois de mars ; c’était le plein été ; ma machine avait donné quelques tours de plus que le compte. De Cour à la gare, rangées ininterrompues de ces hautes maisons, toujours les mêmes, toujours également fleuries. Je regardai de plus près cette ornementation luxuriante. Chaque maison, à chaque étage, était entourée d’une large galerie qui en faisait le tour ; ainsi, pour toute construction, six à huit galeries superposées étaient comme autant de jardins suspendus les uns au-dessus des autres, pleins de verdure, d’arbustes, de tonnelles, et d’enfants qui jouaient, et de ménagères qui arrosaient ou étendaient du linge. En outre, je l’ai dit déjà, chaque demeure était séparée de sa voisine par un jardin, ce qui donnait des rues mi-verdure, mi-maçonnerie, du plus joli effet. Et ainsi, à peu de variations près, jusqu’à St-François.
J’étais curieux de voir ce qu’était devenue la vieille place, un des joyaux du Lausanne de 1918. Eh bien, elle n’avait presque pas changé. Sauf sur un point. Plus de grande Poste ! Là où s’était élevé le vaste bâtiment, une grande place oblongue, asphaltée, entourée de barrières. Au milieu, en occupant la plus grande partie, un long hangar, tout au moins un toit reposant sur deux rangées parallèles de colonnes de fonte, et dessous, alignés, au repos, une vingtaine d’avions, dont les parties bois et métal étaient vernies en jaune, du jaune qu’arborent actuellement nos voitures postales et les bicyclettes des messagers fédéraux.
Par ailleurs, je le répète, tout, ou presque tout était resté eu l’état. Les mêmes magasins autour de la vieille église ; tout au plus, ici ou là, un nom nouveau, une enseigne inattendue. Pas de jardins, les maisons se suivant toutes, comme jadis ; évidemment, le mot d’ordre avait été de toucher aussi peu que possible au quartier. Instinctivement, je cherchai des yeux le café des Messageries, d’hospitalière mémoire. Il était à sa place. Seulement, il était devenu le « Café des Services aériens». J’y entrai, poussé par l’habitude. On y était toujours aussi serré qu’aujourd’hui, par exemple. Timidement, je demandai 3 décis. Ce devait être du Dézaley de choix ; il était exquis. Il pouvait l’être, car je m’aperçus par la suite qu’il coûtait 1 franc le déci. Bigre ! Au reste, et rien d’étonnant. on buvait peu de vin autour de moi ; de la bière, plutôt, et du cidre.
Un vieillard, à mes côtés, assis devant un verre vide, regardait ma chopine avec intérêt. Je lui demandai de me faire l’honneur de la déguster avec moi, ce qu’il accepta avec empressement.
J’avais envie de causer, et d’entendre causer. J’avais envie aussi qu’une voix autorisée répondit à cent questions qui se pressaient dans mon esprit.
Mentant effrontément, je racontai à mon voisin que, né à Lausanne en 1915, j’avais été emmené au Chili par mes parents, y avais vécu d’une vie très retirée, loin de toutes nouvelles, et étais rentré du matin même dans mon pays, que mes parents m’avaient décrit tel qu’il était de leur temps, mais dont je ne savais rien de plus.
L’œil du vieillard s’alluma ; comme tous les vieux, il aimait visiblement à conter.
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