Les fleurs de la mort — Georges Rouvray

Categories Les textes courts de Retrodrama

Retrouvez la très intéressante présentation que fait Jean-Luc Boutel sur son site incontournable autour de la thématique de l’horreur végétale chez Georges Rouvray, et qui nous offrait Paris envahi par un fléau inconnuVoici un autre de ces textes, intitulé Les Fleurs de la mort. Nous avions par ailleurs déjà publié Un enlèvement en aérocar, du même auteur.

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J’avais fait la connaissance de Gilbert Sandrin, il y a bien des années, dix ou douze pour le moins, en revenant d’un voyage que je venais de faire au Brésil.

Il revenait lui-même de la Colombie, et comme nous étions tous deux compatriotes et que nos deux cabines étaient voisines, nous liâmes connaissance.
Il m’apprit qu’il était chercheur d’orchidées, et cette profession m’étant jusqu’alors absolument inconnue, il voulut bien me donner quelques explications vraiment curieuses.
Depuis que l’orchidée est devenue non seulement une fleur à la mode, mais d’un prix élevé en raison même de son exotisme, des explorateurs — les chercheur d’orchidées — sont partis en quête de variétés nouvelles, au milieu des forêts sauvages et inextricables des tropiques. Les trouvailles de ce genre peuvent alors assurer la fortune de ceux qui les font. Les espèces connues qu’ils recueillent pour les envoyer en Europe, leur rapportent d’ailleurs aussi de beaux bénéfices, bien qu’ils soient plus minimes.
Cette profession n’est pas non plus dépourvue de dangers, car la recherche de variétés nouvelles, et rares, par conséquent, est souvent la cause de la mort de ces explorateurs, au fin fond de quelque pays perdu.
Donc, Gilbert Sandrin était un chercheur d’orchidées. Il possédait une petite fortune qui lui permettait de se lancer à l’aventure, et son capital s’augmentait annuellement de gains successifs que lui avaient procurés la découverte de quelques orchidées encore inconnues.
Il avait beaucoup voyagé et sa conversation était très intéressante. Un jour que nous étions sur le pont, que nous parcourions dans toute sa longueur, en nous promenant, je lui demandai s’il avait jamais rencontré de sérieux dangers et quelle était l’aventure la plus angoissante de toute son existence.
— J’en ai eu de tristes et d’amusantes, certaines ont été drôles, d’autres tragiques, mais la plus dramatique de toutes m’arriva il y a quelques années, dans l’île de Cuba.
C’était aussitôt après la campagne cubaine, et j’avais été averti que les étrangers étaient fort mal vus dans le pays.
L’année précédente avait été désastreuse pour moi, car je n’avais trouvé que des orchidées de peu de valeur, et j’avais mangé de l’argent dans ces explorations.
Il fallait donc me refaire à tout prix, et, comme un explorateur de mes amis m’avait indiqué la présence à Cuba de certaines de ces fleurs étranges, bizarrement teintées et qu’il n’avait jamais rencontrées ailleurs, je résolus, coûte que coûte, de me rendre dans l’île cubaine.
Je n’ai jamais eu peur, j’étais bien armé, je pouvais me risquer.
J’étais là-bas depuis une quinzaine environ, quand un soir, m’étant égaré dans les bois où je croyais bien avoir à passer la nuit, je rencontrai, par hasard, un petit village perdu : quelques maisons et une « hacienda » où je demandai à passer la nuit.
On me donna une chambre, on me servit un repas très sommaire que je dévorai de grand appétit, car je mourrais littéralement de faim depuis le matin que je courais les bois, et je fumais une dernière cigarette avant d’aller me coucher, quand mon attention fut attirée par une musique étrange que j’entendais dans une pièce voisine.
C’étaient des Espagnoles qui chantaient et dansaient là, en s’accompagnant de tambourins, de guitares et de castagnettes.
Pour me changer un peu les idées, et, comme les portes étaient grandes ouvertes, je m’approchai pour voir ce spectacle dont j’avais cependant été maintes fois témoin dans les pays où l’élément espagnol est en grand nombre.
Les femmes — elles étaient trois — se trouvaient au centre de la pièce, entourées d’un cercle d’admirateurs qui ne leur ménageaient pas les applaudissements.
L’une de ces femmes était de toute beauté ; elle était toute jeune et avait le type espagnol bien marqué. La peau de son visage un peu bruni, ses yeux larges et brillants, ses cheveux noirs et ses dents d’une blancheur éclatante entre ses lèvres de pourpre, tout cela se trouvait rehaussé encore par des bouquets d’orchidées rouges qui ornaient son corsage. Jamais je n’avais encore vu de fleurs de cette espèce, ni de cette teinte toute spéciale.
Je ne saurais dire lequel de nous deux, en moi, était sous le charme, du chercheur d’orchidées ou de l’admirateur de cette rare beauté.
Elle s’appelait — je l’appris plus tard — Vicenta Fernandez, et chaque fois qu’elle faisait le tour de la salle, en tendant son tambourin, pour qu’on y jetât quelques piécettes, je ne manquai jamais de lui offrir mon obole.
J’étais peut-être un peu plus généreux que les autres spectateurs — il faut le croire, tout au moins — car elle me remerciait de son plus gracieux sourire.
Ce manège avait été, paraît-il, remarqué par un des spectateurs, qui n’était autre que le fiancé de Vicenta, Juan Sandraz, qui roulait des yeux furibonds.
Je crois vous avoir dit que je ne crains pas le danger ; aussi ne prêtai-je que peu d’attention à ses regards foudroyants.
Comme ce concert et ces danses allaient prendre fin, Vicenta s’approcha une dernière fois de moi, et m’adressant à elle en espagnol, je lui fis des compliments sur la beauté des fleurs qu’elle portait à son corsage et lui demandai où l’on pouvait s’en procurer de semblables.
— Pas loin d’ici, dans la forêt, mais je ne conseille pas au señor d’aller en chercher, me dit-elle.
— Et pourquoi donc, ma belle enfant ?
— Le señor ne sait peut-être que nous appelons ces fleurs les « fleurs de la mort » ?
— Non, en effet, je l’ignorais, répliquai-je.
Mais à ce moment, Sandraz, que notre conversation avait intrigué, s’était sensiblement rapproché de nous et entendant mes dernières paroles, il s’écria :
— Pourquoi dire cela, Vicenta ? Ne te les ai-je pas rapportées moi-même de la forêt et suis-je mort pour cela ? Et si le señor en cherche, je sais où il peut s’en procurer. Là même où j’ai cueilli celles-ci.
Vicenta, qui avait ri tout d’abord, eut un frisson et insista :
— Ne l’écoutez pas, señor. Croyez-moi, ce sont là les « fleurs de la mort », et malheur à celui qui cherche à les cueillir.
— Histoires de bonnes femmes que tout cela ! interrompit vivement Juan Sandraz. Je vous en ferai voir quand vous voudrez señor, là où vous pourrez en cueillir tout à votre aise.
La tentation était trop forte, car plus je regardais ces orchidées et plus elles me fascinaient par leur beauté.
Malgré toutes les objurgations de Vicenta, je résolus d’accepter l’offre qui venait de m’être faite et d’engager les services de Sandraz.
Il fut convenu qu’il m’accompagnerait dès le matin pour me conduire dans la forêt, aussitôt après les quelques heures de repos que je désirais prendre, car j’étais très fatigué.
Le lendemain, mon guide m’attendait dans la cour de l’hacienda. J’étais prêt, et après un repas frugal nous partîmes, emportant avec nous quelques provisions, car nous ne devions pas être de retour avant le soir, à une heure assez tardive.
Nous quittions l’hacienda, Sandraz me précédant de quelques pas, quand je sentis une petite main de femme se poser sur mon bras, et j’entendis ces mots murmurés à voix basse :
— Puisque le señor veut risquer sa vie, qu’il parte, mais qu’il accepte cette arme.
Et, en même temps, on glissait dans ma main un couteau catalan, une de ces armes terribles qu’on appelle des « navajas ».
J’avais cru reconnaître la voix de la belle Vicenta Fernandez, mais j’eus beau me retourner, je ne l’aperçus nulle part. La femme avait disparu.
Je glissai l’arme dans une de mes poches, et, au même moment, mon guide s’étant aperçu que je ne l’avais pas suivi, revenait sur ses pas.
— Que le señor se hâte, me fit-il, car nous avons encore un bon chemin à parcourir, et il faudrait arriver là-bas avant que la chaleur ne soit trop accablante.
Je le rejoignis aussitôt, et nous nous mîmes en route.
Nous marchions depuis plusieurs heures déjà au milieu de la forêt, en nous frayant avec difficulté un chemin parmi toute cette végétation tropicale, quand mon attention fut attirée par un spectacle aussi horrible que curieux.
Tout au bout d’un arbre très élevé, je venais d’apercevoir un squelette humain, aux os entièrement déchargés, et littéralement crucifié dans les branches. Les bras étaient étendus et les jambes aussi, formant ainsi une parfaite croix de Saint-André.
Le squelette se trouvait maintenu dans cette position par tout un enchevêtrement de lianes — parasites de l’arbre, probablement — et qui s’enroulaient pareilles à des serpents.
Cette vue me fit courir un frisson par tout le corps et je demandai quelques explications à Sandraz.
L’homme avait maintenant un regard fuyant : on eût dit un coupable qui vient d’être découvert. Le courage lui revint bientôt toutefois, et il me dit que c’étaient là, probablement, les restes de quelque chercheur de plantes qui avait dû vouloir escalader cet arbre pour parvenir au faîte ; puis se trouvant pris soudain dans l’enchevêtrement des lianes, il n’avait pu se dégager, et avait été surpris par la mort. Son explication était très plausible.
— Quelle fin terrible ! fis-je à Sandraz, et quelle affreuse torture il a dû souffrir ici, loin de tout secours ! Il me semble entendre ses cris de douleur. Éloignons-nous, ce spectacle est trop horrible !
Mon guide s’était tu, et nous reprîmes notre marche en avant.
— Est-ce encore bien loin ? lui demandai-je. Car le soleil commençait à être très chaud.
— Nous en avons encore pour une heure et demie, señor, mais peut-être le señor préférerait-il faire la sieste pendant quelque temps ?
— Pas encore, mon ami. Nous la ferons plus loin, si nous ne parvenons pas, avant, jusqu’à l’endroit dont vous m’avez parlé.
— Comme le señor voudra.
Et de nouveau, nous luttions pour nous frayer un chemin dans la forêt. Mais la chaleur devenait accablante et m’appesantissait les yeux ; la fatigue me prenait aussi et force nous fut bien de nous arrêter.
Je remarquai que Sandraz jetait parfois des regards furtifs sur le faîte des arbres, mais je n’y fis guère attention sur le moment.
— Je sais un endroit où nous serons très bien pour nous reposer. C’est tout près d’ici.
— Soit, lui dis-je, allons là.
Quelques minutes après, nous rencontrions en effet une éclaircie dans les bois, au centre de laquelle s’élevait un grand arbre. D’autres arbres se trouvaient aussi aux environs, mais à une certaine distance. On eût dit que ce géant des bois se trouvait isolé au milieu d’un cercle.
Je m’assis au pied de cet arbre, tandis que Sandraz se couchait sous un autre, assez loin de moi. Je m’allongeais à mon tour, et le sommeil me gagnant, je m’endormis. J’eus d’affreux cauchemars. Il me semblait que d’énormes serpents m’environnaient de tous côtés. C’était effrayant.

une-fleurs
Un cri terrible me réveilla, et je vis alors avec horreur que mon rêve était une réalité : des tentacules géants, descendus de l’arbre à l’abri duquel je me trouvais, m’environnaient de toute part et cherchaient à m’enlacer.
D’un bond je fus debout, et m’emparant du couteau catalan qui m’avait été donné, je coupai à tort et à travers les tentacules les plus rapprochées de moi ; mais j’allais succomber, lorsque j’aperçus une ombre qui venait à mon secours.
Je reconnus Vicenta Fernandez, qui, armée d’un couteau également, tailladait de tous côtés.
Grâce à elle, je parvins à me dégager.
— Les « fleurs de la mort », señor, les « fleurs de la mort » ! Je vous avais prévenu !
C’étaient bien, en effet, des lianes géantes, toutes ornées de ces magnifiques orchidées rouges que j’avais vues au corsage de Vicenta, le soir, à l’hacienda.
Elle m’expliqua alors que ces plantes parasites ne poussaient qu’au haut de certaines espèces d’arbres ; elles offraient cette particularité, que, lorsqu’un corps vivant, animal ou humain, se trouvait placé sous l’arbre, elles dégageaient un certain parfum qui endormait cet être, et, profitant de son sommeil, descendaient lentement, l’enlaçaient, puis le remontaient au faîte de l’arbre.
C’était la mort certaine.
Je compris tout. Juan Sandraz, jaloux de me voir adresser quelques compliments à la jeune fille, avait profité du désir exprimé par moi de me procurer des orchidées rouges, semblables à celles de Vicenta. Il avait résolu de me faire mourir de cette atroce manière pour se venger.
Il m’avait attiré dans cet endroit, sous cet arbre aux lianes géantes, en ayant soin de se tenir éloigné du cercle dans lequel les lianes descendaient. Puis, me voyant bien endormi, il s’était enfui, laissant les orchidées fatales faire leur oeuvre de mort.
Vicenta Fernandez, qui savait ce dont mon guide était capable, nous avait suivis, et avait été assez heureuse pour me sauver.
Nous retournâmes ensemble à l’hacienda, car je ne connaissais pas le chemin, et j’aperçus de nouveau le squelette du chercheur de plantes, crucifié par les lianes.
C’était le sort qui m’était réservé.
Jamais je ne revus Juan Sandraz, que la jeune fille eût sans doute cruellement puni.
… Et voilà, mon cher ami, termina Gilbert Sandrin, la plus terrible aventure qui me soit jamais arrivée.

Mon Bonheur, n°38, 1907

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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