L’essence de baiser — Gaston Derys (1898)

Categories Les textes courts d’ArchéoSF
[Ceci se passe en l’an deux mille cinq cents].

Sur la terre où s’apaise la rumeur des hommes et des choses, où les voix deviennent graves, les gestes lents, les âmes songeuses, le crépuscule tend ses toiles de soufre et de sang, et le soir s’avance, solennel et recueilli, en l’apothéose glorieuse où s’achève le jour.

De petits nuages cotonneux rutilent comme des sphères d’or. Des ballons fusiformes strient le ciel de longs jets de pourpre.

C’est l’heure où les Parisiens s’évadent vers les campagnes, emportés par le vol vertigineux des aréocycles aux voiles tourbillonnantes, pennes de neige.

De la terrasse de la villa, Mary, renversée dans un fauteuil, se distrait à regarder au-dessus de sa tête cette pluie scintillante et capricieuse d’astres ailés, ces nuées brillantes d’hommes-oiseaux.

La ville est bâtie sur un vaste remblai d’où l’on découvre, à perte de vue, les prés déroulés en un mol tapis viride, les champs morcelés en rectangles arlequinés, et d’onduleux coteaux couronnés de mousse sombre. Une faucheuse électrique, parmi des blés chatoyants, crispe ses grands bras luisants de lames blanches. Et des lueurs fauves se reflètent en les canaux latéraux de la Seine, où glissent, agiles, de longs vaisseaux d’acier.

À la place même où s’étend la terrasse de la villa, courait, dit-on — cela est si loin dans la nuit des siècles ! — le ruban d’une voie ferrée. Et l’on raconte que des trains noirs et cahotants, formés de wagons où s’empilaient, en de petites boîtes poussiéreuses, les malheureux voyageurs de ces lointaines époques, y étaient remorqués par de lentes, lourdes et piteuses machines, semblables à celles dont on a reconstitué le modèle grossier au Musée des Antiquités scientifiques.

Et, tout en contemplant, dans la gloire rougeoyante du couchant, le radieux et lumineux essor des aérocycles, Mary reporte son âme vers les choses du passé, et évoque la barbarie du temps où, sur l’emplacement de son jardin, à travers ce paysage aujourd’hui fleuri et animé de marmoréennes statues, retentissaient des halètements stupides, et rampaient de paresseuses locomotives.

Tout à coup, un cri de joie jaillit de ses lèvres.

Grossissant à vue d’œil, un aérocycle fond sur la villa, et, au bout de quelques secondes, après avoir ralenti progressivement sa course, accoste doucement la terrasse.

— Yveline ! Quelle surprise !

— Ah ! ma chère Mary, laisse-moi me reposer un instant, et je te raconterai la chose la plus extraordinaire que tu puisses imaginer, ou plutôt la plus inimaginable. Figure-toi… Mais le souffle me manque… Il n’y a pas quinze minutes que j’ai quitté l’Avenue Aérienne, et pour franchir les quarante kilomètres qui nous séparent de Paris. Mais, tiens, prends ce journal métallique et insinue dans ton phonographe le second article : Une merveilleuse découverte… Il parlera pour moi.

Mary introduit un petit rectangle bleuâtre dans la boîte vernie du phonographe, appuie sur un bouton, et une voix bien timbrée, harmonieuse et forte, s’envole du large cornet dont l’appareil est muni :

UNE MERVEILLEUSE DÉCOUVERTE

Nous avons encore à enregistrer une nouvelle conquête de la science, qui, croyons-nous, ne manquera pas de piquer au plus haut point la curiosité de nos aimables lectrices. Le distingué chimiste Jack Nutrior, qui s’est déjà rendu célèbre par de nombreuses et humanitaires découvertes — nous citons, au hasard, la pomme de terre artificielle, le pain de bois, le lait complet, les œufs en celluloïd —, vient de parvenir, après de lentes et pénibles recherches, à liquéfier le fluide du baiser et, dès aujourd’hui, il met à la disposition du public ses flacons d’essence de baiser.

Le jeune inventeur n’a point voulu nous dire par quels moyens il est arrivé à ce magnifique résultat, et entend, pour le moment du moins, garder le secret de sa formule.

Lorsqu’on répand un peu de cette merveilleuse essence sur un mouchoir de fibres d’eucalyptus — c’est celui que préfèrent toutes les Parisiennes véritablement élégantes (Création exclusive de la maison « Hadria sœurs », boulevard de Sémiramis), et que l’on met ce mouchoir, ainsi humecté, en contact avec la joue, par exemple, on éprouve la sensation délicieusement grisante, supra-humaine, « divine » enfin, comme disaient nos ancêtres théistes, non pas d’un, mais de mille et mille baisers ! Le prix du flacon est de dix francs. L’essayer, c’est l’adopter.

— Est-ce possible ? s’exclame Mary.

— Très possible, assure Yveline. J’en ai apporté un flacon.

— Oh ! fais voir… vite !

Yveline débouche le flacon à l’aide d’un aimant magnétique, et, versant quelques gouttes d’essence sur le mouchoir que lui tendait son amie :

— Rentrons, dit-elle, nous nous allons en mettre un peu sur nos doigts. Ce doit être drôle. À propos, j’ai dit à Paul de venir nous retrouver ici.

— Tiens ! j’attends également Georges. Ils arriveront sans doute ensemble.

***

Sur la terrasse, dans les vases de porphyre, les roses s’attristent du départ des jeunes femmes, et leurs tiges se penchent, languissantes.

La chanson mélancolique et fraîche d’un jet d’eau emperlé pleure comme une vasque.

À l’horizon, le tranchant saignant d’une colline s’enfonce, comme une lame, au cœur palpitant du soleil.

L’ombre s’épaissit.

Et des rires, d’abord étouffés, maintenant convulsifs, stridents,cascadent, ruissellent, étincellent, feux follets de joie, éclairs de folie !

Et des cris amusés trillent et s’égrènent :

— C’est merveilleux ! Ah ! Mary ! Oh ! Yveline ! Ah ! Ah ! Ah ! Hi ! Hi ! Hi !

***

La nuit est tout à fait venue.

À travers le velours sombre des ténèbres, s’avancent, d’instant en instant gravissantes, deux lueurs jaunes. Et bientôt deux aérocyclistes opèrent leur descente sur la terrasse.

Des voix angoissées s’entrecroisent :

— Mais, mon cher Paul, que signifient ces rires ? On ne s’ennuie pas, ici !

— Georges ! Est-ce que… ? C’est bien la voix d’Yveline !

— Et celle de Mary !

Les deux jeunes hommes courent à la porte.

— Oh ! Mary ! comme vous êtes rose, vous d’habitude si pâle, si liliale…

— Oh ! Yveline ! comme vous riez, vous qui ne riez jamais !

— Qu’est-ce que ce flacon ?

— N’êtes-vous point honteuses ?

— Du tout… messieurs ! s’enhardit Yveline.

— Et vous mériteriez, pour votre insolence, d’être congédiés ! renchérit Mary.

— Mais vous ignorez donc, malheureuses, quelle est la recette de cette essence de baisers que vous avez répandue, vois-je, sur vos doigts !

— Et qui sait si vous n’en avez pas souillé vos joues, si même…

— Dites vite ! interrompit Mary.

— Achevez ! implore Yveline.

— Eh bien ! Apprenez que Jack Nutrior, en composant cet élixir, a expérimenté, pour capter le fluide, non pas sur des êtres humains, comme vous pourriez le croire, mais sur des porcs.

— Horreur !

— C’est ce que révèle, dans sa dix-septième édition, le Journal du Monde paru il y a vingt minutes.

***

Et maintenant, Paul et Georges s’emploient à consoler Mary et Yveline, tout éplorées, qui regrettent mille fois leur naïve imprudence.

— Las ! murmure Yveline, qui s’en serait douté ?

— J’aurais gagé que c’était du fluide humain! s’étonne Mary. Ce sont donc les mêmes effluves, le même magnétisme !

 

Gaston Derys, « L’essence de baiser », in Gil Blas n°6766, 27 mai 1898

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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