En 2305… De certaines peintures découvertes dans les ruines de Paris | François Crucy (1905)

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Paul, archéologue, ayant obtenu de la Fédération Européenne l’autorisation d’entreprendre des fouilles sur les lieux où s’élevait autrefois Paris, a mis au jour, creusant au flanc de la butte qu’on appelait, en ce temps-là, Montmartre, une sorte d’édifice aux murs décorés de peintures, lesquelles sont, fait-il dire, admirablement conservées.

Les choses du passé intéressent peu les gens du vingt-quatrième siècle : il faudrait, pour les connaître et les apprécier, un surcroît d’efforts que chacun répugne à donner. Une extrême aisance étant assurée à tous aujourd’hui, en échange d’un très petit labeur, nous goûtons vingt heures sur vingt-quatre les joies d’une longue indolence. Seuls s’acharnent encore à différents travaux quelques intellectuels, chirurgiens, physiciens, chimistes et autres chercheurs de causes.

L’annonce de la découverte de Paul, publiée dans l’édition de la douzième heure du Moniteur de la Fédération, n’a pas dû émouvoir grand monde dans notre coin d’Europe. Ayant quitté vers le soir le centre du continent, ce fut à peine, en effet, si, descendant une heure plus tard de mon aéroplane, je trouvai cent curieux sur la butte fouillée par Paul.

Paul prévenu, le téléphonographe aidant, nous attendait. Dès que nous fûmes rassemblés, il nous conduisit vers le lieu de sa découverte. Nous le suivîmes en silence.

Le silence est un des maux de notre humanité nouvelle. Autrefois on parlait trop, dit-on ; certain proverbe rapporte que « foires » et « parlements » étaient alors endroits où l’homme le moins sensible devenait bientôt sourd. N’ayant plus politique ni commerce à présent, nous n’avons plus ni « foires » ni « Parlements ». Plus de discutes, plus de disputes ; celles qu’on voyait naître, au temps jadis, entre hommes et femmes ne s’élèvent même plus, car les femmes, à présent, ne se différencient en rien des hommes ; une femme agit comme un homme, parle comme un homme, est vêtue comme un homme, et le sexe d’une personne n’intéresse plus la collectivité : à proprement parler, il n’y a plus ni hommes, ni femmes, mais seulement des neutres.

Et j’aurais été bien empêché pour ma part de distinguer hommes ou femmes parmi les quelque cent personnes toutes vêtues de cottes et culottes pareilles, qui suivaient Paul avec moi.

Nous arrivâmes bientôt au bord d’une large excavation, sorte de cirque, de l’autre côté duquel s’amorçaient quelques avenues. Paul s’était arrêté ; il regardait ce large espace ; il nous dit : « Ici fleurirent, des années durant, jeunesse, amour, beauté et joie. Au début du vingtième siècle, Paris était encore capitale du monde aux yeux de ceux, du moins, qui prisaient au-dessus de tout de beaux spectacles harmonieux ; aux yeux de ceux qui (à ce moment Paul baissa la voix), tenant encore que la femme avait été créée et mise au monde, non pour égaler l’homme, mais pour l’accompagner, le récréer et le distraire, appréciaient le charme, la beauté de la femme, recherchaient son amour… »

Il se fit à ce moment quelque bruit parmi les auditeurs de Paul ; je soupçonnai que ce bruit devait être provoqué par quelques agents de la Fédération, qu’on sait redouter tout ce qui a couleur d’apologie du temps passé.

Le bruit calmé, Paul reprit :

« Paris comptait alors d’innombrables quartiers ; les étudiants avaient le leur, les hommes d’affaires également ; il y avait un quartier pour les soldats ; un ou deux quartiers même étaient, il faut le dire à la honte de l’époque, presque exclusivement habités par des prolétaires. Mais il y avait un quartier où tous aimaient à se retrouver, à se mêler, un quartier où gens de Paris, de France, d’Europe et d’ailleurs accouraient, un quartier où, la femme aidant, la joie avait élu asile. On l’appelait Montmartre ; dont l’emplacement que voici, nommé place Clichy, en était un des centres.

Le socle brisé qui se dresse au milieu du rond-point supportait un monument élevé à la gloire des armes. Autour de cette place, au bord des avenues qui y aboutissaient, s’élevaient les édifices où femmes et hommes aimaient à se rassembler, à se chercher : théâtres, « bouis-bouis », comme on disait alors, concerts, restaurants et cafés.

Ces derniers établissements étaient les plus nombreux et c’est l’un d’entre eux que, par une admirable fortune, j’ai retrouvé, merveilleusement conservé dans les ruines. »

Ayant dit, Paul dévala la pente : nous le suivîmes. La place une fois traversée, nous parvînmes devant une construction dont il subsistait deux étages : au-dessus du premier l’enseigne se laissait lire encore : « Taverne de Paris ».

Le seuil étant franchi, nous nous trouvâmes dans une salle assez grande précédant une autre salle plus grande encore ; des globes lumineux rétablis par les soins de Paul les éclairaient toutes les deux. Des couleurs brillantes, nous ne distinguâmes que cela tout d’abord, revêtaient les murs : elles semblaient, de murailles à murailles, se mêler, se confondre, donnant à nos yeux éblouis un lumineux spectacle.

Paul nous expliqua :

« C’était ici un lieu de fête : il n’y avait alors fêtes possibles que bruit, lumière, couleurs aidant ; mais la plupart du temps on se contentait dans les lieux de ce genre d’une décoration peinte par des artistes sans originalité, sans talent. La merveille ici, c’est qu’au contraire la décoration est due à quelques-uns des meilleurs pinceaux du temps qui se sont exercés sur ce thème général, ont fixé sur ces murs quelques pages de l’histoire de la femme, ou, pour parler plus exactement et comme on parlait alors ; des « histoires de femmes ».

Quelques protestations s’étant fait entendre de nouveau, Paul crut devoir expliquer qu’il n’avait pas l’intention de faire l’apologie de la société capitaliste du vingtième siècle ni de ses moeurs :

« Toutefois, ajouta-t-il, on me permettra bien de dire que les Parisiens de cette époque avaient du goût, que certaines de leurs coutumes étaient aimables. Le temps où les hommes vivaient, agissaient, pour les femmes, où les femmes exigeaient, recevaient tout des hommes, peut avoir eu ses avantages.

« Aussi bien suffit-il, pour que nous l’évoquions encore, que ce temps ait vu naître des chefs-d’oeuvre tels que ceux que je vais vous montrer. »

« Voyez, reprit donc Paul, les deux peintures qui se font face dans cette petite salle : elles sont de Willette, grand joyeux artiste s’il en fût, celui-la même qui disait, ayant peint des sujets tristes ou macabres au début de sa carrière : « À vingt-quatre ans j’avais peur de la vie : maintenant je la regarde avec joie ; en devenant vieux, je deviens “gosse”, je rigole ».

Voyez de quelle joie devait être animé, en effet, l’artiste qui peignit la folle sarabande dont voici, j’imagine, le sens. Au fond, ce dôme, par ironie, les Invalides ; en sort, assis dans cette petite voiture, un vieillard, sinon fringant du moins aimable ; une fée singulière donne au petit chariot, par derrière, son élan ; elle est vêtue de rouge, parasolée de vert, fardée comme le voulait son âge et sa profession ; c’est « Madame Cardinal » qui pousse le « Vieux Marcheur ». Qui connaît ses auteurs entend ces noms aimables.

« À l’avant de la voiture ainsi lancée, un phare : il faut que le vieillard éclaire. Il tient à la main un filet à papillons, instrument symbolique, devant lequel s’enfuit la troupe des petites filles ; l’une est en sarreau, sort de l’école ; l’autre en jupon rose, carton sous le bras, vient de quitter l’atelier ; la troisième est en robe branche, toute effarée, pauvre petite ; celle-ci saute à la corde ; celle-là file en « vélo ». Toutes prennent le chemin de l’enfer, que le peintre poète montre là-bas, au fond, tout brillant de feux, sous la forme d’un moulin rouge.

Sur le panneau opposée,Willette a peint une scène du soir, curieuse en plus d’un point ; Willette a voulu représenter la rue d’alors, telle qu’un passant attablé à la terrasse d’un café la pouvait voir. Voici le fiacre antique attelé d’un cheval, animal aujourd’hui disparu, il amène des jeunes femmes aimables et jolies. L’une, en un excès de gaieté, saute au cou du cocher ; Willette disait, ai-je lu, que la petite «  reniflait ainsi l’odeur de la famille » l’autre, en bas blancs et robe blanche, attentive et posée, au contraire, descend droit et sans phrases. »

Des peintures de Willette nous fûmes à celles de Steinlen, autre grand artiste qui, choisissant ses personnages dans les milieux populaires du temps, évoquait, aux trois temps du jour, de matin, à midi et le soir, les ouvrières, fillettes, filles et femmes de Paris.

Mais qui pourra dire avec des mots la couleur, la gaieté de ces évocations-là.

À l’étage supérieur, toujours guidés par notre archéologue, nous vîmes des peintures de Chéret, de Léandre, une scène de l’époque, légère et curieuse, tracée là par Abel Faivre….

Paul fournissait des explications que la plupart déjà n’écoutaient plus. Ces peintures, animées et joyeuses, avaient découvert à nos yeux la magie du passé : nous respirions une étrange atmosphère ; il nous semblait qu’allaient descendre de leurs cadres ces femmes en costumes de femmes. Nous avions pensé à croire que ce passé fût à jamais passé… Toutefois une longue habitude du silence nous empêchait d’échanger des propos…

La nuit était venue et la vingt-quatrième heure s’achevait lorsque, quittant la « Taverne de Paris », nous regagnâmes nos machines volantes.

Pour moi j’hésitai quelque temps à lancer mon aéroplane ; je nourrissais je ne sais quel espoir de ne me point élever seul dans la nuit ; des formes animées et joyeuses, que je ne pouvais arrêter ni saisir, défilaient devant mes yeux ; l’une portait une robe blanche. Forme irréelle évidemment, puisqu’on ne fuit plus, puisqu’on ne porte plus depuis longtemps des robes blanches.

Je partis cependant ; la machine à voler se lança dans l’espace ; j’aperçus quelques points lumineux, phares d’« aéros », qui, comme le mien, fuyaient.

Je regagnai de la sorte les pays du Nord et ma maison…

J’appris le lendemain que la Fédération Européenne, inquiète de cette évocation des moeurs du passé, avait exigé que fussent détruits les chefs-d’oeuvre de Willette, de Steinlen, de Léandre, de Faivre.

Paul, archéologue, depuis longtemps suspect, avait reçu mission d’aller fouiller quelque part au centre des États-Unis d’Afrique…

Pour anticipation,

François Crucy


L’Aurore, 22 octobre 1905
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Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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